Oct 102022
 

J'avais 18 ans. Quelques mois auparavant, j'avais expérimenté par deux fois ce qu'il en coûte aux femmes de dire non à un homme. Leur bite qui se durcit davantage, leur excitation qui monte, leur souffle qui s'accélère et nos "non" qu'ils balaient comme un moucheron qui les agace. Le refus féminin est organisé depuis des lustres pour être au mieux considéré comme un élément supplémentaire d'excitation masculine, au pire comme une provocation méritant punition. Alors je m'étais classiquement perdue de bras virils en bras masculins, vivant l'hétérosexualité pour ce qu'elle est, une prise de risques. J'avais dit oui avant de même oser penser à dire non, consenti avant que se pose la question de céder.
Ce soir là j'étais avec un énième garçon, un de ceux qui aiment taper sur les autres hommes mais oh jamais sur les femmes même avec une fleur, et j'ai formulé un refus explicite. Tous les signes étaient là pour que cela l'énerve mais il a arrêté. Immédiatement. On a passé la nuit à rire, boire et fumer et cette nuit là, cette nuit où un homme m'avait considérée comme son égale, ne m'avait pas violée, a longtemps été dans mon souvenir une des meilleures nuits de ma vie. Et je ne sais que trop ce que cela dit.

Dans "Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie" Nicole-Claude Mathieu dit : "Avant de conclure au « consentement », il faudrait s’assurer que, pour chaque société, on ait pris la mesure des limitations de la conscience que les femmes peuvent subir. Une partie des limitations mentales est inextricablement liée à des contraintes physiques dans l’organisation des relations avec les hommes, l’autre est plus immédiatement une limitation de la connaissance sur la société. (...) Or, la violence contre le dominé ne s’exerce pas seulement dès que « le consentement faiblit », elle est avant, et partout, et quotidienne, dès que dans l’esprit du dominant le dominé, même sans en avoir conscience, même sans l’avoir « voulu », n’est plus à sa place. Or le dominé n’est jamais a sa place, elle doit lui être rappelée en permanence : c’est le contrôle social. (...) Il semble bien que les rapports d’oppression basés sur l’exploitation du travail et du corps se traduisent par une véritable anesthésie de la conscience inhérente aux limitations concrètes, matérielles et intellectuelles, imposées à l’opprimé(e), ce qui exclut qu’on puisse parler de consentement.

Interlude.
Elle : c'est bizarre je n'arrête pas de faire des rêves autour de mon enfance en ce moment
Moi : tu rêves de quoi ?
Elle : quand je fuyais près de la rivière
Et là je sais très exactement ce qu'elle va dire, je ne travaille pas sur les violences sexuelles depuis aussi longtemps pour ne pas avoir compris. Et je voudrais l'arrêter qu'elle n'aille pas plus loin jamais mais c'est impossible. Alors.
Moi : qui fuyais tu ?
Elle : Mon père. Il a essayé tu sais.
Mathieu a étudié une société d'Afrique de l'ouest où les femmes doivent s'adresser d'une certaine manière aux hommes ce qui les oblige à réfléchir en permanence aux bons mots à prononcer. Ici en France nous avons développé un langage fait de différentes figures de style pour parler de ce qu'ils nout font subir. Ce langage est à la fois le fruit de l'oppression masculine, heureux de nous voir, leur semble-t-il, minimiser ce qu'ils nous font, mais c'est aussi une véritable réappropriation de notre part. Car nous ne sommes dupes de rien, nous développons notre propre langage qui est notre façon de transmettre entre nous ce qu'ils nous font. Chacune sait ce qu'il y a à mettre derrière "il a essayé" et une apparente précision légale n'aurait que peu d'intérêt.
Moi : Et il a réussi ?
Elle : Non. Et puis tu sais ce n'était qu'une fois.
Je ne lui fais pas remarquer qu'elle a dit "quand je fuyais" et pas "la fois où". Je suis lâche et furieuse d'être lâche mais elle a modifié ma vie à jamais c'est ce que je me dis et tant pis si c'est égoïste.
Et elle de rajouter : "Mais tu sais il faut le comprendre. Ma mère ne voulait plus du tout ! Elle se refusait à lui ! Elle était si méchante tu sais.

Alors reprenons. "Avant de conclure au « consentement », il faudrait s’assurer que, pour chaque société, on ait pris la mesure des limitations de la conscience que les femmes peuvent subir."
J'ai grandi dans un monde où des femmes disent qu'il est logique que leur père ait tenté de les violer enfant puisqu'ils n'avaient pas accès au corps de femmes adultes. Des gens, pétris des meilleures intentions, justifient le viol d'enfants par des prêtres catholiques par le fait que ces derniers soient célibataires. Je me souviens de ce client de travailleuse du sexe qui lors d'un stage de sensibilisation (retranscrit dans l'émission Les pieds sur terre) expliquait que si on lui refuserait l'accès au corps des femmes, qu'il avait quand même la bonté de payer, en violerait c'était aussi simple que cela. Je me souviens enfin de tous ceux qui expliquent doctement, à chaque viol, que la victime n'avait pas à se rendre chez un homme inconnu comme s'il était évident, une sorte de règle non écrite qu'on aurait oublié de nous enseigner, que le viol nous y attend et qu'on est bien bête de ne pas y avoir pensé.

Il ne s'agit donc pas de savoir si le fait de céder constitue une forme de consentement mais quelle est notre marge de manœuvre pour consentir.
Combien de fois avons nous consenti pour ne pas avoir à céder, pour ne pas voir ce visage souriant devenir un masque de haine ?
Combien de fois avons nous consenti pour ne pas avoir à céder, pour pouvoir dormir, juste un peu ?
Combien de fois avons nous consenti pour ne pas avoir à céder, pour éviter de comprendre qui il est vraiment ?
Combien de fois avons nous consenti pour ne pas avoir à céder, parce que nous craignons de les voir tels qu'ils sont ?
Combien de fois avons nous consenti pour ne pas avoir à céder, parce qu'on nous apprend et qu'on leur apprend qu'un homme frustré a tous les droits qui va du tabassage au viol en pensant par le féminicide.

Les règles qui régissent les rapports entre hommes et femmes sont des règles non écrites, fluctuantes, souvent contradictoires. Elles ne sauraient se résumer à la métaphore de la tasse de thé. Toujours dans le même texte Mathieu évoque le cas d'une femme qui veut traverser et qu'elle manque écraser. La femme s'excuse. C'est une belle métaphore ; nous piétinons sur le bord de la route, en hésitant à traverser au milieu d'une route encombrée, nous nous faisons engueuler si nous hésitons, mais aussi si nous y allons franchement. Certains font vrombir leur moteur, ca fait rire les autres. Que va t il faire ? le fait il pour prévenir qu'il va écraser ? Previent-on avant de tuer ? Nous devons apprendre ces règles en sachant qu'elles changeront, qu'on n'en sortira jamais gagnante. Il n'y a pas de consentement possible.

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Juil 162022
 

Il y a deux ans aujourd’hui ma mère est morte. J’ai documenté ici même mon deuil y a deux ans, avant tout pour moi, parce qu’écrire et publier m’a fait retrouver le sommeil, mais j’avais constaté avec étonnement l’infini nombre de réactions positives face à ce texte.
Pendant une quinzaine d’années, je n’ai pas pu traverser tranquillement les 15 jours précédant le jour anniversaire du suicide de mon père. Je les passais dans une sorte d’hébétude, à coups de lexomyl et j’émergeais le 15 mai dans une gueule de bois mémorable. Je ne savais plus année après année d’ailleurs si j’étais réellement triste ou si je créais cette tristesse en ayant peur de la ressentir ; foncer dans le mur en ayant peur de l’affronter au fond.
Il y a quelques temps, je me suis étonnée sur twitter de voir des gens parler de leurs proches disparus en soulignant tout ce qui les leur rappelait. Je sais qu’il n’y a pas un deuil similaire mais il me perturbait profondément de voir que je ne pensais réellement jamais à ma mère. Je l’ai gommée de ma vie c’est comme si elle n’avait jamais existé. J'ai effacé son numéro de téléphone dans la demi-heure qui a suivi son décès par exemple. Je me demandais, comme souvent, si j’étais « bien normale » (même si on sait que cette expression a gagné plusieurs prix dans la catégorie "expression la plus con de l’année") .
En vrai je mens un peu. Le rappel que ma mère est morte, que je suis désormais orpheline (je pouffe un peu en écrivant ça, une orpheline c’est pour moi une petite fille dans un pensionnat tenu par une dame très méchante mais non c’est juste quelqu’un qui a perdu ses deux parents) me revient parfois comme un brutal coup de rasoir dans le corps. Les cerises que je cueille et qui me rappellent une discussion avec ma mère, un produit encaustique que j’utilise et dont ma mère faisait une consommation effrénée, un chignon blond dans le métro, quelqu’un qui se plaint de sa mère et moi qui aimerais me plaindre de la mienne. A chaque fois la douleur revient, brutale inattendue, comme une coup de couteau et d’autant plus violemment qu’on ne s’y attend pas, parce que ce n’est pas systématique. Ce n’est pas à chaque cerise que je pense à ma mère sinon la solution serait simple ; je les bannirais de ma vie.
Je n’ai pas pu me me préparer à la mort de mon père ; tout à l’heure j’en ai parlé comme d’un assassinat. Mon père a assassiné mon père ai-je dit. L’image n’est pas fausse dans mon esprit ; lui avait probablement, possiblement prémédité son geste et j’en veux autant à l’auteur que la victime me manque même si c’est la même personne. Ce qu’on pleure dans un deuil, au-delà de l’absence ce sont les regrets, ou on fantasme plutôt ce qu’aurait été notre relation si la personne avait vécu plus longtemps. Et logiquement plus la personne a longtemps été absente de notre vie, plus elle en a raté. J’étais perdue à 24 ans quand mon père est mort, entre alcool et drogues, et fêtes, et dangers. J’aurais aimé qu’il voit que tout compte fait, ça va. Je me leurre en me disant que peut-être il aurait été fier de moi. Parfois je me dis que cela a du bon qu’il soit mort car ça m’évite d’innombrables engueulades douloureuses sur le féminisme avec lui.
J’en avais presque le double à la mort de ma mère mais il reste toujours des regrets ; ai-je été une assez bonne fille ? (non) A-t-on pu régler nos comptes comme dans ces téléfilms américains qui m’obsèdent, où une américaine brushingée au teint de rose se meurt élégamment entouré de ses enfants à qui elle prodigue amours et conseils qui leur serviront toute leur vie ? Non nous n’avons rien pu régler et ma mère est partie avec mes regrets, mes colères et mes questions.
J’aimerais vous dire qu’on va mieux après deux ans et le fait est que c’est vrai. On va mieux. Mais – tout en n'étant pas con au point d’attribuer des maladies physiques au chagrin – je ne peux m’empêcher de penser que les deux entorses majeures que j’ai eues cette année ont quelque chose à voir avec tout ça. Un charlatan à la con dirait qu’une rupture du ligament est symptomatique d’une scission entre deux êtres et d’un deuil. Je vous dirais simplement que j’ai tellement voulu m’épuiser pour éviter de penser que mon corps s’est tout bonnement épuisé et a dit stop, juste d’ailleurs avant une fracture de fatigue. Faites attention à vous si vous êtes dans ce cas là (si vous êtes en mesure de le faire bien sûr). C’est marrant je me suis prise une semi shitstorm sur twitter en parlant du sport comme d’une addiction dangereuse ; et pourtant pour avoir tenté de faire un deuil en faisant beaucoup de sport, je peux vous dire que cela n’est pas l’idée du siècle, vraiment. J’aurais presque envie de vous dire, si vous avez/devez affronter un deuil de voir un psy, mais ca serait peut-être malvenu puisque j’ai été incapable de le faire.
Depuis 15 jours donc, j’allais mal. Sans comprendre pourquoi. Il faut dire qu’entre le covid, le chômage, ma perception du temps est un peu altérée. Et hier, je me suis retrouvée sidérée de douleur dans la rue et j’ai regardé la date, consulté l’acte de décès de ma mère  (oui je n’arrive pas à retenir la date, voir l’année de sa mort) et puis j’ai compris, cette tristesse diffuse, ce malaise, cette agressivité permanente. J’étais pile deux ans après les jours les plus difficiles de ma vie et je les avais presque oubliés. Alors que j'avais pensé des années à me préparer aux 15 jours précédant l'anniversaire de la mort de mon père, j'avais presque oublié celui de ma mère jusqu'à ce qu'il me rattrape de la façon la plus brutale qui soit, en me pliant littéralement de douleur et de chagrin en plein Paris.
 J’ai alors fait ce que je fais toujours ; pris une décision, radicale, impulsive, et en 1 heure j’avais trouvé un tatoueur qui m’a tatoué les doigts. Ma mère aurait tellement détesté ca. Cela 20 ans que je veux le faire et j’hésitais car rationnellement pour trouver un emploi ce n’est pas l'idée du siècle. Et sans doute que c'est convenu, sans doute que c'est un peu pathétique, sans doute plein de choses mais la douleur physique ressentie m'a calmée, les mots gravés illustrent à merveille la relation que j'entretiens avec ma mère et ils sont suffisamment visibles pour l'instant pour que je ne les oublie pas. C’est rigolo parce qu’une personne sur twitter s’est permise de me dire que « les tatouages sur les doigts ça s’efface » et en vrai, vu qu’ils ont symbolisé mon infinie tristesse et ma rage si un jour ils s’effacent, j’y verrai quelque chose de pas forcément négatif.
Je ne sais pas où ce texte va – ni s’il doit aller quelque part – mais la première fois il n’allait pas plus droit et certains d’entre vous l’avaient trouvé utile, j’espère qu’il en sera de même ici et sinon bah tant pis… quelques traces de plus sur Internet.
Prenez soin de vous.

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  •  16 juillet 2022
  •  Publié par à 10 h 13 min
  •   Commentaires fermés sur Les curiosités du deuil
  •   Billets personnels
Mai 052022
 

Dans ce texte, je vais tenter d’expliquer en quoi la rumeur Dubaï Porta Potty, qui ré-émerge fin avril 2022 sur les réseaux sociaux, et en particulier sur TikTok mobilise des préjugés racistes, sexistes et misogynoirs (La misogynoir est une forme de misogynie envers les femmes noires dans laquelle la race et le genre jouent un rôle concomitant.). Il ne s'agit pas ici de déterminer si elle est vraie ou fausse ; sans nul doute il y a, à Dubaï comme ailleurs, des hommes qui ont ce genre de pratiques.

La rumeur
Fin avril 2022, surgit un trend sur TikTok : #DubaiPortaPotty. Des femmes non natives de Dubaï accepteraient, contre de fortes sommes d’argent, certaines pratiques sexuelles dont la scatophilie ("porta potty" désignent des toilettes portables). Elles viendraient ou habiteraient à Dubaï dans le seul but de se prostituer et cela s’expliquerait les signes extérieurs de richesses qu’elles affichent sur les réseaux sociaux. Les clients seraient des hommes natifs et citoyens de Dubaï. Sont mises sur le même plan, les femmes qui accepteraient ce genre de pratiques et celles qui seraient forcées à le faire dans le cadre d’un trafic sexuel. De la même façon, sont mises sur le même plan des pratiques sexuelles comme la scatophilie et des crimes comme le fait d’avoir des « relations sexuelles », alors qu’on est majeure, avec des mineurs de moins de 15 ans (on aurait proposé à des femmes majeures de dépuceler des jeunes garçons dubaïotes de 13 ans ce qui constitue un viol).

Les hashtags s’accompagnent de vidéos de scatophilie et de zoophilie (non sourcées, non datées). Les deux vidéos qui ont le plus été partagées  permettent simplement de voir que les femmes impliquées sont noires. Début mai, une nouvelle rumeur apparait : une femme ougandaise serait impliquée dans cette affaire et n’ayant pas supporté la révélation, se serait suicidée. Sort alors une vidéo du suicide debunkée par quelques sites qui montrent qu’il s’agit en réalité d’une vidéo tournée en Russie en 2020.
Depuis le début de l’affaire, des centaines de noms de femmes ont été jetés en pâture sur les réseaux sociaux ; aucun nom de client ne l’a été. La plupart des articles en traitant met en avant l'immoralité des femmes concernées, beaucoup moins celle des hommes.
Ce hashtag ne naît pas en avril 2022 ; on en trouve trace depuis déjà quelques années.
L’idée que « les influenceuses » (il serait trop long de définir ce terme, mais disons nettement qu’il est empreint de nombreux préjugés sexistes) se seraient enrichies par le travail du sexe est née dés leur apparition. Au milieu des années 2010, un site Tag The Sponsor s’était fait pour spécialité de piéger des instagrameuses en leur proposant beaucoup d’argent contre des pratiques sexuelles. Y étaient mis en avant des riches hommes dubaïotes aux pratiques zoophiles et scatophiles. Une fois la jeune femme ferrée, le site publiait les conversations et son identité numérique avec force insultes sexistes, racistes et transphobes.

Etudions à présent les protagonistes de cette affaire.

L’homme arabe, cet éternel pervers
Dans son livre Mâle décolonisation, l’historien Todd Shepard montre combien en France a été forgée l’image d’un homme « arabe » (le terme « arabe » est entre guillemets car il désigne également des hommes qui ne le sont pas, comme les iraniens, mais sont perçus et définis comme tels par les blanc-he-s) extrêmement viril et sur-sexualisé et ce depuis la colonisation. Dans L’empire des hygiénistes, le politologue Olivier Le Cour Grandmaison démontre lui aussi qu’il existe le fantasme d’un homme arabe en proie à une sexualité anormale. Dés la fin du 19eme siècle, des médecins français vont ainsi prétendre que les hommes arabes ont un sexe plus gros que les européens car ils se masturbent davantage. Ils seraient davantage violeurs et sodomites car soumis à leurs pulsions. On peut encore faire remonter ce fantasme d’un homme arabe à la sexualité débridée à tous les écrits occidentaux autour de la polygamie et du harem ; si les arabes ont autant de femmes, c’est qu’ils ont forcément des besoins sexuels hors du commun.
L’idée que les hommes arabes auraient d’immenses besoins en matière sexuelle va être mobilisée dans les discours politiques. Lorsque les maisons closes seront fermées en France en 1946, elles resteront ouvertes en Algérie française et dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, au prétexte que sans prostituées, les Algériens vont violer d’honnêtes femmes blanches. Lors de la guerre d’indépendance en Algérie, des partisans de l’Algérie française vont prétendre que si l’on accorde l’indépendance aux algériens, ceux-ci vont déferler sur la France pour violer les femmes blanches. Todd Shepard montre également que l’extrême droite va utiliser l’image d’un arabe viril et violeur de femme pour à la fois fustiger les hommes français dévirilisés et demander la fin de l’immigration arabe pendant que la gauche utilise les hommes arabes comme figure du révolutionnaire viril.
L’homme arabe est donc porteur depuis presque deux siècles de fantasmes racistes autour de leur sexualité supposément hors norme et criminelle. L’affaire #DubaïPortaPotty ne peut se comprendre hors de ce contexte historique. Dans cette affaire, sont explicitement et exclusivement visés les hommes arabes riches citoyens de Dubaï (pour rappel plus de 90% de la population de Dubaï est étrangère). Chaque video et image les présentent vêtus du costume traditionnel, avec un ou deux chameaux pour illustrer, afin que le panel d’images caricaturales soit exploitée à son maximum.
Si l’on cherche des termes comme « arab men sexuality » sur les réseaux sociaux ou sur google, il semble acquis pour beaucoup que les hommes arabes ont une sexualité débridée, immorale et aiment à maltraiter les femmes en particulier celles qui ne sont pas « les leurs » (je mets évidemment toute l’ironie du monde dans ces guillemets).  Depuis la sortie du hashtah #DubaïPortaPotty, de nombreuses femmes mettent en avant leur dégoût des hommes arabes.

Le riche arabe, cet oxymore
Lorsqu’on recherche qui seraient les hommes impliqués dans cette affaire, les termes sont sans équivoque. Reviennent beaucoup, souvent sous le clavier d’hommes masculinistes et racistes (l'un se revendique comme MGTOW), les termes de « bédouin millionnaire ».
Dans son livre, Où va l’argent des pauvres, le sociologue Denis Colombi démontre que certaines fortunes ne suscitent aucun questionnement (celles de riches familles françaises comme les Arnault ou les Pinault par exemple) au contraire de celle des footballeurs par exemple, qui sont d’anciens pauvres et souvent racisés. Il explique que les premiers possèdent le capital social et le capital symbolique qui leur permettent de justifier le fait d’être riche (maitriser les arts et la culture, avoir une légende familiale, contrôler son image publique). Au contraire les footballeurs (et on pourrait y adjoindre les rappeurs, les candidats de télé réalité, certains influenceurs) n’ont pas ces capitaux. Leur fortune est vue comme illégitime et leurs dépenses comme injustifiées, vulgaires et bling bling. Il me semble que le fait de posséder de l’argent et surtout le fait de savoir le dépenser, de façon raisonnable, est aussi vue comme une qualité et une compétence de Blanc-he-s (et surtout d’hommes blancs). Les Autres, qu’ils soient juifs, arabes, noirs, asiatiques, ont des fortunes forcément suspectes qu’ils dilapident de manière inconsidérée. On ne compte plus les reportages en France sur ces chinois qui achètent du vin hors de prix qu’ils seraient incapables d’apprécier, ces arabes qui se font construire des circuits automobiles privés ou ces présidents africains qui couvrent de diamants leurs 50 palais. Il ne s’agit pas de nier que les très riches ont des dépenses inconsidérées mais de comprendre que celles-ci ne sont pas vues de la même manière selon qu’on est blanc ou pas. Lorsqu’en France nous dénonçons l’usage qui est fait de l’argent public, que ce soit pour acheter de la vaisselle, des langoustes ou des fleurs, nous ne nous attaquons pas à l’objet de ces dépenses. Pour beaucoup d’entre nous, nous avons intériorisé que la langouste, la jolie vaisselle ou les fleurs fraîches sont des dépenses légitimes, qu’il ne faut juste pas faire avec de l’argent public. Au contraire lorsqu’un émirati, un rappeur noir ou un milliardaire chinois dépensent leur argent, très vite, les commentaires vont dénoncer la façon de le faire. Il y a donc des codes à maitriser et d’évidence les dubaïotes ne les maitriseraient pas. Dans ce contexte, l’expression « bédouin millionnaire » est explicite ; elle renvoie donc à l’idée d’un enrichissement récent, illégitime, par des gens ne maitrisant pas les codes sociaux et culturels puisqu’à peine sortis du nomadisme et de l’élevage des chèvres et des chameaux. Alors qu’un Bernard Arnault a réussi à force de travail et d’intelligence, l’émirati aurait juste eu à planter un bâton dans le désert, le jour où il cherchait à attacher son chameau et pouf le pétrole a jailli, il n’aurait eu aucun effort à faire. Sa richesse  n’est donc pas le fruit de son travail ou son intelligence mais du hasard. Encore une fois, il ne s'agit pas ici de défendre le travail des émiratis, mais de constater la différence de traitement selon qu'on est ou pas racisé.

On a donc déterminé deux stéréotypes :
- l’idée que les arabes en général ont une sexualité hors norme, exacerbée et perverse
- l’idée que les hommes dubaïotes ont de l’argent à ne plus savoir qu’en faire et ne possèdent pas les codes pour bien le dépenser
Et c’est ainsi que nait l’idée que les hommes dubaïotes sont des pervers sexuels prêts à dépenser des sommes folles pour pratiquer des actes sexuels extrêmes.
Deux sont particulièrement convoqués ; la scatophilie et la zoophilie (avec les chameaux tant qu'à faire) (a-t-on besoin de souligner l’imaginaire encore une fois raciste de cette image ?).

L’homme émirati, ce nouveau marquis de Sade
Dans l’imaginaire autour des violences sexuelles et des pratiques sexuelles hors norme (même s’il conviendrait là aussi de définir ce qu’elles recouvrent mais cet article est déjà trop long), coexistent deux idées
- l’idée que les très riches, les « puissants » auraient une sexualité débridée, hors norme, perverse
- l’idée que les très pauvres seraient dans le même cas (souvenez vous de toutes les « blagues » autour des gens du nord consanguins par exemple, qui ont toujours visé les classes populaires du nord, jamais évidemment les classes bourgeoises. Cela a également visé au 19eme siècle les ouvriers, par exemple les canuts lyonnais). 
Cela sert beaucoup à alimenter des idées reçues sur les violences sexuelles en les expliquant par les origines sociales ou la richesse des coupables.
Rien n’a jamais validé ces deux stéréotypes. Les riches – puisque c’est d’eux qu’on parle ici – ne violent pas davantage et n’ont pas des pratiques sexuelles particulières (si tant est qu’on peut l’estimer). On peut tout au plus dire qu’ils ont davantage les moyens de se protéger lorsqu’ils sont attaqués médiatiquement ou judiciairement, parce qu’ils connaissent les lois, ont un capital social et symbolique. Encore une fois il ne s’agit pas de dire qu’aucun riche n’a jamais payé une femme pour lui déféquer sur le visage mais le justifier par le fait qu’il est riche, ou arabe ou les deux est, comme souvent, mal comprendre ce que peut être la domination masculine.
Pour le dire simplement, les hommes défèquent autant partout.

Les femmes ces éternelles salopes vénales

S’il existe bel et bien de la prostitution à Dubaï, il est extrêmement difficile de déterminer le nombre de prostituées qui y travaillent. Certains avancent le chiffre de 45 000 personnes mais qui n’est jamais justifié. Une chercheuse américaine Pardis Mahdavi a travaillé sur le trafic sexuel à Dubaï : elle considère qu’il y a en effet beaucoup de prostitution dans la ville sans pour autant la chiffrer. Ses recherches semblent démontrer que les femmes pauvres migrantes qui arrivent à la prostitution après avoir exercé d'autres activités, le font parce que les conditions de travail précédentes (travail domestique par exemple) étaient pires (« My fieldwork revealed, however, that women move into the sex industry as a way out of the oppression they experience in domestic work or in joblessness in their home countries »). Il ne s’agit pas d’idéaliser le travail du sexe mais de démontrer que les autres activités peuvent également être sources d’oppression y compris sexuelles (il y a eu de nombreux travaux sur les violences sexuelles dont sont victimes les maids dans les EAU par exemple si le sujet vous intéresse). Comme Mahdavi le démontre, le terme de trafic humain a été réduit au fait, pour des hommes, d’enlever des femmes et de les forcer à la prostitution. Or, le travail forcé quel qu’il soit, peut être appelé trafic humain. Si l’on sous-paie, maltraite une femme de ménage qu’on force à travailler, il s’agit bel et bien de trafic humain. Cette définition trop restreinte du trafic d’êtres humains en général et des femmes en particulier a entrainé une panique morale qui a contribué à invisibiliser la volonté des femmes à migrer, à faire d’elle des victimes (de la traite) ou des criminelles (car voulant se prostituer). Dans cet article, les deux autrices étudient le stigmate attaché aux femmes marocaines (ou vues comme telles) à Dubaï qui fait qu’elles sont vues comme des prostituées en puissance. Pour lutter contre la traite humaine , il convient de comprendre que la traite n'implique pas que la prostitution mais bien d'autres activités. Pour lutter contre la traite, il ne faut pas invisibiliser les femmes migrantes, les empêcher de le faire, les voir systématiquement comme des victimes mais au contraire les protéger tout au long de leur parcours migratoire.
Mahdavi le démontre également, il y a des préjugés de classe et de race dans la prostitution à Dubaï ; et les femmes noires africaines qui se prostituent sont celles qui sont le plus stigmatisées et discriminées.
Rappelons qu’en théorie, la prostitution est illégale à Dubaï ; on risque la prison, des amendes et l’expulsion.


Dans les multiples discussions autour de #DubaiPortaPotty les femmes sont bien davantage mises en accusation que les hommes, et en particulier les « influenceuses », terme un peu fourre-tout qui désigne apparemment ici une femme qui a une présence numérique plus ou moins importante et affiche ostensiblement des signes extérieurs de richesse.
Denis Colombi le montre bien dans son livre, il faut mériter son argent et beaucoup de considérations morales y sont rattachées. Il ne faut pas trop l’exhiber et si on le fait, il faut envoyer des signes qu’on a mérité cet argent, et qu’on a su le dépenser d’un manière convenable.
La capacité à gagner de l’argent est vue comme une qualité essentiellement masculine et les femmes riches souvent suspectées de l’avoir acquis de manière illégitime, c’est-à-dire par la prostitution (on pourrait là aussi se demander en quoi c’est illégitime mais encore une fois cet article est déjà très long). En se bornant au milieu des influenceurs, on pourrait dire que tous les hommes qui s’enrichissent à coups d’arnaques au CPF, de paris sportifs, de NFT, de trading et autres pyramides de Ponzi, ne sont pas devenus riches de manière extrêmement honnête mais pourtant ce sont les femmes qui sont mises en accusation, alors même qu’elles sont parfois victimes.

La migration des femmes n’est donc pas vue de la même manière que celle des hommes, même si la classe sociale et la race jouent évidemment également. La sociologue Gail Pheterson montrait ainsi que la volonté de migration des femmes dans certains pays avait été bridée au prétexte qu'elles risquaient de se se prostituer ; des femmes haïtiennes se sont vues ainsi refuser un visa d’entrée aux Etats-Unis. Elle déclare ainsi « il y a de fortes chances pour que le stigmate et le chef d'accusation auxquels la femme migrante par besoin économique va être confrontée seront la prostitution » On peut rajouter qu’à l’heure actuelle ce sont la majeure partie des femmes qui migrent dans certains pays qui sont vues comme de potentielles prostituées ; celles qui y échappent sont celles en couple hétérosexuel et/ou qui ont un emploi de cadre supérieur ou équivalent. Beaucoup de femmes qui viennent seules à Dubaï sont suspectées d'être prostituées ; cela touche en particulier les marocaines comme je le disais plus haut.

L’affaire #DubaiPortaPotty est révélatrice d’un sexisme certain :
- les femmes adorent les choses inutiles et chères comme les sacs à main de luxe : elles sont superficielles. En effet est surtout mis en avant le fait que ces femmes ont accepté ce genre de choses pour se payer des articles de luxe et pas pour survivre.
- pour les obtenir, elles sont prêtes à tout y compris à des actes sexuels dégradants avec des hommes et, critère qui semble être aggravant, qui ne sont même pas de la même culture/nationalité qu'elles : elles sont corrompues et dépravées.
En creux, cela nous dit que les femmes qui paraissent riches sur les réseaux sociaux le sont d’une manière illégitime (ce qui veut dire qu’il y a des manières légitimes de l’être) et que cette illégitimité s’accompagne de perversité. Cela oblige forcément toutes les influenceuses à apporter des preuves de leur moralité et à se désolidariser des travailleuses du sexe en condamnant leur immoralité supposée. Cela met évidemment en avant que là où les influenceurs ont des dépenses méritées et mesurées (les voitures de luxe par exemple), les influenceuses ont des dépenses irraisonnées et inutiles (les sacs de luxe). La « bonne façon » de dépenser son argent est donc vue au prisme social, racial mais aussi de genre.

La femme noire, l’archétype de toutes les femmes vénales
Il existe un fort stéréotype misogynoir qui insinue que les femmes noires sont vénales et prêts à tout pour avoir de l’argent. C’est le trope de la femme noire « gold digger » qui est analysé dans cet article par exemple. Les femmes noires en général et africaines en particulier seraient prêtes à tout pour obtenir de l’argent y compris aux choses les plus dégradantes. Il n’est pas étonnant dans ce contexte que les seules vidéos censées témoigner de cette affaire, mettent en scène des femmes noires. Nous l’avons vu, la richesse légitime est associée aux hommes blancs. Une femme noire aura d’autant plus à justifier l’origine de sa richesse si elle la montre sur les réseaux sociaux et encore plus si elle est africaine. Les marques de luxe, lorsqu’elles ont commencé à produire des accessoires moins chers afin que des gens moins fortunés puissent se les acheter (la fameuse banane ou casquette Vuitton par exemple) ou lorsque des « riches illégitimes » ont commencé à acheter des pièces chères ont perdu en prestige. Le luxe doit revenir aux bourgeois blancs exclusivement. Lorsque Oprah Winfrey se fait refouler d’un magasin de luxe en Suisse, c'est parce qu'une femme noire n'a rien à faire dans un tel magasin, elle y est illégitime à ne serait-ce qu'y entrer. Et lorsqu’on y rajoute l’origine géographique, cela s’accentue ; une femme noire africaine aura sans cesse à justifier qu’elle a gagné honnêtement l'argent de ses sacs de luxe, que ceux-ci sont bien authentiques et qu'elle a acheté les bons modèles (pas trop bling bling).

Si des influenceuses de nombreux pays ont été dénoncées dans l’affaire #DubaiPOrtaPotty, les influenceuses noires africaines ont payé un prix très lourd avec des listes de noms dévoilées. Beaucoup ont été sommées de s’expliquer. Des hommes (sans surprise) prétendent détenir les listes des coupables et déclarent ainsi : 5 influenceuses, 7 miss, 8 artistes, 6 web comédiennes, 16 tik tokeuses, 7 mannequins et 2 animatrices télés chroniqueuses sont mises en cause pour la Côte d’Ivoire. Au-delà des rumeurs définitivement liées au nom de ces jeunes femmes, cela met en danger ces femmes. La prostitution et les « conduites immorales » sont interdites à Dubaï et les femmes dont les noms circulent peuvent être emprisonnées ou expulsées du jour au lendemain sur la foi de simples rumeurs racistes et/ou sexistes, d’autant plus si elles sont noires et africaines. Il a été démontré que les femmes subissent beaucoup plus de harcèlement que les hommes sur les réseaux sociaux et que ce harcèlement s'accentue encore si elles sont noires ; l'affaire #DubaiPortaPotty en est encore une preuve.


Dans ce texte, vous l’aurez compris, je ne me suis pas intéressée à la véracité du #DubaiPortaPotty. ll y a des femmes qui se prostituent à Dubaï. Je cherche en revanche à montrer tous les stéréotypes racistes, sexistes et misogynoirs associés à cette affaire. L’idée est ici clairement de « faire tomber » des femmes et même si on peut n’avoir aucune espèce de sympathie pour celles et ceux qui choisissent l’exil fiscal à Dubaï, pas plus que pour des émirati richissimes, on peut également dénoncer les stéréotypes sexistes et pour certains racistes dont ils sont victimes.

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Nov 112021
 

coureuse :
- femme pratiquant la course à pied
- gourgandine.

En matière d'idées reçues sur les violences faites aux femmes, je les classerais en trois grands types :
- les idées reçues issues d'opinions politiques sexistes, réactionnaires : être convaincu que le viol dans le mariage n'existe pas puisqu'une femme doit des rapports sexuels à son mari. A part les combattre (et les combattre n'implique absolument de discuter avec eux), il n'y a rien d'autre à en dire.
- les idées reçues par ignorance. Alors je considère qu'en 2021 l'ignorance a bon dos quand tout est à disposition sur le sujet en quelques clics mais admettons que certain-e-s, de bonne foi, ignorent par exemple que l'extrême majorité des viols sont pratiqués par des proches de la victime.
- les idées reçues dont on ne parvient pas à se défaire. Je vais vous donner un exemple personnel. Je sais par exemple que l'habillement des victimes n'a rien à voir dans l'acte de viol. Une étude sur des violeurs s'attaquant à des femmes inconnues dans l'espace public démontrait même que les femmes en mini jupe, aux talons hauts, les attiraient peu car ils les trouvaient trop sûres d'elles pour être sûrs de les maitriser. Et pourtant, lorsque je croise des jeunes filles en pleine nuit, habillées très sexy, je ne peux m'empêcher d'avoir peur. Statistiquement répétons le une bonne fois ; l'immense majorité des viols sont commis par des hommes proches de la victime (famille, conjoint, collègues, amis etc.). pas par des inconnus et encore moins dans l'espace public.
Si je vous demandais quel est l'endroit qui vous fait le plus peur face au viol entre un appartement, une zone industrielle déserte de nuit et une forêt de nuit également, nombre d'entre vous, même en ayant connaissance des statistiques sur le viol et les violences faites aux femmes, ne choisirait pas l'appartement. On est donc face à des idées reçues irrationnelles mais qui sont très présentes et participent donc à une mauvaise vision de ce que sont les violences faites aux femmes.

Il y a deux jours, une adolescente a disparu alors qu'elle faisait son jogging. Les réseaux sociaux ont aussitôt bruissé de personnes outrées qu'elle ait été aussi imprudente et un commandant de gendarmerie a déclaré sur BFM qu'il devenait dangereux de faire du jogging et que c'était une activité à éviter pour les femmes et les jeunes filles.

En dix ans il y a eu moins de dix femmes tuées par des inconnus alors qu'elles faisaient du jogging. Cela reste de l'ordre de l'exceptionnel. Les femmes lorsqu'elles sont tuées (et elles le sont toujours beaucoup moins que les hommes) le sont par des hommes qu'elles connaissent. Lorsqu'elles sont frappées ou violées, elles le sont aussi par des hommes quelles connaissent majoritairement. Au contraire les hommes victimes de viol, coups et blessures ou meurtres le sont davantage par des inconnus.


Alors bien évidemment nous avons des biais alimentés par les media. Lorsqu'une joggeuse disparait, cela fait les gros titres des journaux pendant plusieurs jours, cela sera le cas lorsque son corps sera retrouvé si elle a été assassinée. On en reparlera également lors d'un éventuel procès. Un féminicide par conjoint fera quelque lignes dans la presse ; un peu plus s'il y a eu des manquements judiciaires mais cela sans aucune comparaison.
J'appellerais cela l'effet Dutroux. Tous les plus de trente ans ont été abreuvés par l'affaire Dutroux (une affaire de séquestrations, de viols et de meurtres d'enfants à la fin des années 1990). Il y a eu des milliers d'articles sur le sujet, qui, comme d'autres, ont contribué à façonner l'idée que les pédocriminels qui enlèvent des enfants inconnus pour les violer et les tuer sont partout. C'est sans aucun doute une des raisons qui font qu'on peine autant à mobiliser sur les violences sexuelles sur les enfants et l'inceste en particulier (et je dirais qu'il est aussi particulièrement confortable de focaliser sur les Dutroux ce qui permet de ne pas s'intéresser à ce qui se passe dans nos familles) ; le pédocriminel ca sera toujours Dutroux et jamais un bon père de famille.

J'ai été frappée du nombre d'hommes qui, sans sourciller, affirment vouloir limiter la liberté des femmes pour leur propre bien. Après tout, si faire du jogging en forêt est si dangereux et qu'il faut limiter ce risque d'agressions, pourquoi ne pas envisager un couvre-feu pour les hommes ? Les femmes seraient en sécurité puisque visiblement, tout le monde s'accorde quand même à reconnaitre qu'une femme a peu de risques d'être tuée par une femme inconnue.
C'est la féministe Camille Paglia (quand elle n'avait pas encore décroché) qui racontait qu'il y avait eu des viols sur son campus. L'administration avait alors établi un couvre-feu pour les femmes sans se dire une seconde que le plus logique, si on voulait en arriver là, était de le réserver aux hommes.

La forêt véhicule depuis longtemps une réputation dangereuse. réputation qui a longtemps été avérée ; on s'y faisait détrousser, violer et tuer. Mais les choses ont désormais changé ; la forêt n'est pas spécialement un lieu dangereux en terme de criminalités. pour autant nos représentations culturelles continuent à exploiter la forêt comme un lieu dangereux ; les contes, les films d'horreur pour ne parler que d'eux. des affaires comme celles du tueur en série Michel Fourniret ou Nordahl Lelandais ravivent cette peur quasi atavique, mais irrationnelle en plein 21ème siècle en France, de la forêt, de la campagne déserte en général, comme haut lieu de criminalité.

Toutes les statistiques nous le démontrent, il y a moins de meurtres qu'il y a ne serait-ce que 20 ans. Pour les viols, c'est difficile à estimer sur une période extrêmement longue puisque, par exemple, avant 1990, le viol entre époux n'était pas considéré comme tel dans la loi. Il aurait donc été difficile, si des enquêtes de victimation avaient existé, de le quantifier. Mais très probablement, au vu des chiffres remarquablement stables du nombre de viols dans toutes les enquêtes de victimation ces 15 dernières années, il est probable que les chiffres sur le viol n'évoluent que peu.
Et, toutes les enquêtes le montrent également, une femme a beaucoup plus de risques, répétons-le, avec un homme qu'elle connait, qu'avec un inconnu ce qui n'a pas empêché un commandant de gendarmerie de véhiculer un mensonge.
Mensonge dangereux pour plusieurs raisons. Quelles sont les conséquences à conseiller aux femmes de ne plus courir seules ?

La première est que cela limite la liberté des femmes. C'est Virginie Despentes qui disait, après avoir été violée, qu'elle ne renoncerait pas à ses activités à cause du viol. J'ai moi-même été violée par un inconnu, armé d'un couteau, dans un espace public désert. C'est un viol extra-ordinaire. On ne peut pas mener des politiques publiques à partir de cas rares.

La deuxième évidemment est que vous culpabilisez toutes les femmes qui ont fait du jogging seules et qui ont été violées, agressées ou tuées.

La troisième est que nous faisons vivre les femmes dans la peur constante d'à peu près tout ; sortir, courir, prendre le métro, aller en boite, aller en concert, marcher la nuit, commander à manger, vendre sur le bon coin et donner ses coordonnées. c'est épuisant de vivre dans la peur. Epuisant de trouver des conduites d'évitement. Et épuisant d'avoir en plus de sacrés salopards qui ne trouvent aucun inconvénient à leur dire d'arrêter activité après activité, tout en se lamentant que c'est bien malheureux, mais quand même il faut savoir ce qu'on veut.

La conséquence la plus grave à donner ce genre de conseils ou à croire qu'il y a un réel danger à être seule dans un lieu isolé c'est qu'on ne s'attaque pas aux véritables causes des violences faites aux femmes, qu'on refuse de reconnaitre que le véritable danger pour les femmes est un mari, un ex mari, un père, un oncle, un cousin, un frère, un collègue. Beaucoup moins un inconnu. Faire perdurer media après media, policier après policier, l'idée du violeur/assassin de femmes à chaque coin de fourré, ralentit la lutte contre les violences faites aux femmes car beaucoup finissent par croire - et cela les arrange aussi profondément - que le danger vient des inconnus, jamais des hommes connus.

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  •  11 novembre 2021
  •  Publié par à 16 h 49 min
  •   Commentaires fermés sur Le gendarme, la coureuse et les bonnes âmes
  •   Culture du viol
Nov 082021
 

Il faudrait parler, pour les plus jeunes et aussi pour les plus amnésiques, de l'atmosphère de ces années 2003-2004 quand tant de gens de gauche défendaient Bertrand Cantat.

La mort de Marie Trintignant fut un séisme dans la torpeur d'août 2003. Aussitôt instrumentalisée par la droite et l'extrême-droite ravies de cracher sur un chanteur de toutes les luttes de gauche. Dans un second temps ils ont bien sûr défendu Cantat car la solidarité masculine prévaut toujours face aux femmes. Marie Trintignant aussitôt salie par les groupies de ce type qui ne cessaient de répéter que l'amour ca tue et que c'est beau. On chantait "Pas assez de toi" de Mano Negra pour justifier que les hommes tuent les femmes et que c'est beau un cadavre de femme et que c'est beau les poings d'un homme pleins du sang d'une femme. On opposait les violences ; le visage fracassé de l'une, son cerveau balloté dans son crâne comme celui d'un bébé valaient les violences verbales qu'elle avait assurément proférées. On renvoyait l'atavique violence verbale des femmes à l'hormonale violence physique masculine, la seconde n'étant jamais qu'une réponse à la première. On les pousse à bout. Ils n'ont pas d'autre choix. Il a tué mais lui même est mort à l'intérieur, lisait-on, de la part de grand dadais trentenaires.
On ratiocinait sur les violences ; c'était la faute à pas de chance. Bertrand portait des bagues le pauvre, ca fait mal les bagues contre la chair. Les rockers ca a des bagues voilà tout. Et puis c'était des claques, on vous dit, pas des coups de poing ce qui semblait faire une sacrée différence. A débarqué un radiateur qui avait le tort de se trouver là et Marie Trintignant la maladresse de se heurter la tête, le nez, le cerveau, l'entièreté du visage dessus. Pensez à faire des radiateurs mous la prochaine fois.


A quel point la mort des femmes compte pour rien, à quel point on va s'arranger avec la vérité pour défendre, piétinant un peu les cadavres sur lesquels on dresse de statues d'hommes, toujours repentants.
Il fallait lire ceux qui disaient que les coups de Cantat étaient ceux du prolétariat en rébellion contre la bourgeoisie germanopratine. Il fallait lire ceux qui ont fait des Trintignant des juifs, ce qui voulait apparemment dire beaucoup ; ils avaient pris un avocat juif, son ex compagnon était juif, pensez donc ! Trintignant était vue comme sympathisante d'Israël - sont ressorties les photos de son voyage en Israël - que Cantat boycottait. Cantat devenait le chantre de la cause palestinienne jusque dans ses poings contre elle. Même cette cause-là a été utilisée. On dut supporter les élucubrations d'un écrivaillon qui vit dans la famille Trintignant une famille incestueuse ; Cantat avait mis fin à cette atrocité. On entendit le juge Halphen nous dire "Passons lors des faits, je veux parler de cette quasi folie - de part et d’autre - qui a armé ses poings." Parce qu'au fond les hommes sont toujours contraints de frapper par des femmes qui les emmerdent. Au fond, n'est ce pas Trintignant qui a gâché la vie de Cantat en mourant sous ses coups ?
Bien sûr il y avait le banal ; c'était une pute, c'était une alcoolique, c'était une hystérique. On y est presque habituée au fond. C'est le quotidien des femmes qui sont violentées. On fait du crime d'honneur une spécificité de barbares lointains alors que nos bourreaux ne cessent de justifier leurs crimes par leur honneur de mâle bafoué.
Lorsqu'il y a eu assez de fracasser le cadavre de Marie, ils se sont attaqués à sa mère, Nadine ; trop revancharde, trop en colère. Tous les compagnons de Marie Trintignant ont exprimé le même mépris et la même haine face à Cantat mais c'est elle, à qui on a reproché de ne pas pardonner. Je ne sais pas ce que cela peut faire de perdre un enfant dans de telles conditions. Je n'imagine pas veiller un enfant au visage massacré par les coups. Je n'imagine pas assister au procès de l'homme qui l'a tué et qui dit qu'il l'aime. Et voir des gens le croire. Mais il aurait encore fallu le faire proprement car c'est vilain une femme en colère. Souris donc un peu. C'est joli une femme qui sourit, la colère ca fait des rides.

Cantat a pleuré. Beaucoup. Les fans ont pleuré avec Cantat. Cantat était suicidaire mais pas au point d'interdire à sa défense, Maitre Metzner, de demander une enquête sur les blessures subies par Marie Trintignant en 1991 après un accident de voiture. « Il s'agit de vérifier tout ce qui pourrait expliquer la fragilité physique de Marie, explique Me Metzner. Nous savons aussi qu'elle avait été opérée du nez, peut-être même suite à cet accident. »
J'avais gardé dans un coin de ma mémoire cette ultime saloperie - certes récusée par la justice française. Comment ces femmes font-elles pour avoir des os aussi peu solides, un nez qui se brise aussi facilement ? Ce ne sont pas les coups qui étaient violents, c'était le nez qui était fragile. Au fond Marie Trintignant s'était un peu tuée toute seule, en ayant un accident sous l'emprise de l'alcool, 12 ans auparavant ; circulez il n'y a plus rien à voir.
Cantat a pleuré, beaucoup, mais pas au point d'interdire à sa défense de parler de la vie sentimentale de Trintignant, de son alcoolémie ou de sa consommation de cannabis. Il a pleuré beaucoup. Les hommes qui nous font du mal pleurent toujours beaucoup. Regarde ce que tu me fais faire. Les coups que je te donne me font encore plus mal. Ils souffrent d'avoir tué des femmes qui meurent juste pour les emmerder.

On me demande souvent si j'interdirais à un boulanger condamné pour le meurtre de sa femme de vendre du pain. C'est assez fou le pouvoir qu'on me prête.
J'estimerais, parce que la morale n'est pas encore un grand mot, qu'il serait moral, de ne pas vendre du pain en face du logement des parents de sa victime. Cantat en choisissant de conserver des activités publiques, rappelle sa triste existence aux enfants de Marie Trintignant, à sa famille et à tous ses proches. J'estimerais qu'en effet certains actes ne sont pas pardonnables, ni oubliables et qu'avoir purgé sa peine ne vous empêche pas d'avoir certains devoirs et certaines responsabilités.

Il y a quelques années, a eu lieu un crime abominable. Les frères Jourdain ont enlevé, violé et assassiné 4 jeunes filles : Peggy et Amélie Merlin, Audrey et Isabelle Rufin. Toutes les émissions criminelles parlaient sans cesse de "l'exceptionnelle dignité" des mères de ces 4 jeunes filles. Il n'est pas rare lors des procès pour féminicide, qu'on s'intéresse très peu au père et qu'on juge en continu le comportement des mères. Loin de moi l'idée de penser que Mesdames Merlin et Rufin auraient du hurler leur haine. Mais je trouve étrange qu'on loue leur dignité, comme s'il y en avait eu à avoir ou pas, lorsqu'on juge les bourreaux de vos enfants. Comme si c'était le sujet. Le victim blaming s'étend aux mères des victimes qui sont toujours trop hystériques, trop avides de media. Je me souviens d'un avocat célèbre de twitter qui s'était moquée de Madame Fouillot, qui avait réussi pourtant à faire avouer Jonathann Daval, en lui montrant une photo de sa fille avec un chat. Qu'est ce qu'elles sont émotives ces femmes. Je me souviens de ces gens qui moquaient la rage de Nadine Trintignant comme si même là la colère des femmes était illégitime alors qu'on leur a tué leur enfant. On aime les mères courage, les femmes qui se taisent et encaissent et qui pardonnent parce qu'il faut pardonner aux hommes.
La colère des mères se retourne alors contre les filles mortes. "Quand je vois la mère, je comprends qu'on ait tué la fille" lit-on. Marie Trintignant est morte en 2003 et Alexia Daval en 2017 ; si peu de choses ont changé. Le caractère de l'une et l'autre ont été des éléments à charge, leur mère respective a été trainée dans la boue.

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  •  8 novembre 2021
  •  Publié par à 14 h 12 min
  •   Commentaires fermés sur Les crânes fragiles
  •   Culture du viol
Nov 062021
 


Je suis souvent surprise des fantasmes que véhicule la profession de modératrice/modérateur, comme cet article qui dit « Si les plateformes investissent beaucoup dans l’automatisation de la modération de leurs plateformes, l’apport d’un contrôle humain reste déterminant dans la précision et la cohérence de cette modération. » ou encore « Une partie de cette modération est assurée par de l’intelligence artificielle - ce qui mène parfois à des cas de censure injustifiés - tandis qu'une autre partie de la modération est réalisée par des individus employés uniquement pour cette mission : les modérateurs. »
Je me propose donc d’essayer de répondre aux questions qui me sont le plus fréquemment posées sur ce métier.
Je l’ai exercé 20 ans ; de 2001 à 2021. J’ai travaillé pour une entreprise de modération prestataire pour des entreprises françaises et des média (presse écrite, télévision, radio..).
En préambule, un avertissement. Je vais décrire des images et des commentaires violents (de la pédocriminalité par exemple). Je paraitrais peut-être moi-même violente dans la façon d’en parler ; nous en parlerons dans la partie sur les conséquences psychiques de la modératrice. Je m'en excuse à l'avance si cela vous met mal à l'aise ; je n'arrive plus bien à estimer la façon dont il faut parler des contenus illégaux.

Définition.
un modérateur va rejeter ou valider des contenus postés sur une plate-forme, un réseau social, un site.  Le contenu peut être modéré a posteriori ; c’est-à-dire qu’il est publié et qu’on va le dépublier s’il contrevient à la charte du site. Il peut être modéré a priori (cela devient très rare) ; votre commentaire n’apparaitra que si un modérateur le valide.
Dans les entreprises dédiées à la modération, nous ne travaillons pas sur les sites eux-mêmes. Prenez la page facebook du Monde. Il serait impossible de contrôler tous les commentaires postés sous chaque article. Les entreprises vont donc créer leur propre plate-forme de modération, récupérer les flux de contenus postés qui seront modérés directement sur la plate-forme dédiée.
Une chose est intéressante à noter. En 2000, personne n’en avait rien à faire des espaces de commentaires. Et paradoxalement les entreprises de modération signaient des contrats très lucratifs. Au fur et à mesure qu’il y a eu de plus en plus de commentaires, de viralité, le budget dédié à la modération a diminué (je parle ici des entreprises françaises qui vont appel à des boites de modération, je n’ai aucune idée de l’évolution du budget de FB, twitter ou autres à ce sujet). Aujourd’hui nous modérons pour des sommes minimes. Les modérateurs sont souvent des auto entrepreneurs français mais aussi des malgaches, des sénégalais ou des marocains payés au salaire minimum dans leur pays.

« Je ne sais pas comment tu peux faire ce métier ».
Je vous rassure, je ne le sais pas non plus. Cette phrase, que j’ai entendue un nombre incalculable de fois m’a toujours choquée. J’oscille entre le « mon dieu tu as raté ta vie à ce point pour faire un métier pareil » jusqu’à « moi je suis trop sensible alors que toi c’est connu tu es costaude comme une cathédrale ». Personne ne choisit de faire un boulot de merde parce qu’'il rêvait de cliquer 5000 fois par jour. Ou parce qu’il avait l’envie de lire des propos racistes, sexistes et de voir des photos de cadavres. On le fait pour différentes raisons, par absence de choix mais certainement pas par vocation.

Combien modérez-vous de contenus par jour ?
Il est difficile de répondre à cette question.
Sur du contenu texte, avec un texte faisant la longueur du paragraphe précédent, je dirais 500 par heure. Sur un texte faisant la longueur d’un twit, je pense qu’on monte à 1000 par heure. Sur de l’image simple c’est évidemment bien davantage. Je dirais 4 secondes par image, je vous laisse faire le calcul 😊.

« La modération automatique c’est le mal »
La modération automatique est le fait qu’une machine modère à la place d’un humain. Je vais par exemple lancer une routine pour que tous les commentaires contenant le mot « carotte » soient rejetés.
La modération automatique, est, évidemment, configurée par des êtres humains.
Il y a donc deux raisons pour laquelle elle fonctionne mal :
- elle a sciemment été mal configurée. Sur la plupart des RS, le terme « pd » est rejeté. Il est difficile de savoir s’il l’est par défaut ou sur alerte (quelqu’un alerte un message, le message alerté va être contrôlé par un humain ou automatiquement). Mon hypothèse est que les RS combinent les deux méthodes. Ils vont à la fois contrôler une partie des messages alertés et contrôler de manière aléatoire des twits contenant des mots considérés, selon eux, comme à risque. Dans le cas du mot « pd », le calcul a été simple. Ils ont estimé (je dis un chiffre au hasard) que dans 80% des cas, l’emploi de ce terme est homophobe. Ils ne font pas de détail, ils rejettent tout. La consigne serait donc la même si les twits étaient modérés par un humain puisque, rappelons-le, c’est bien un humain qui a configuré l’algo de rejet.
- elle a été employée alors que l’algo n’est pas assez développé pour bien gérer les choses.
Prenons un cas concret.
Deux potes parlent ensemble sur un réseau social et se vannent. L’un dit à l’autre « haha va crever » après une énième vanne.
Un homme dit à un militant antiraciste « j’espère que tu vas crever ».
Vous constatez ici qu’il y a deux contextes totalement différents. Dans de très nombreux cas, l’intelligence artificielle, correctement alimentée est capable de faire ce qu’on appelle « l’analyse de sentiment ». Elle peut donc interpréter le premier message comme inoffensif et le deuxième comme ne l’etant pas. Elle pourrait d’ailleurs totalement le faire dans le premier cas également et laisser en ligne tous les commentaires où le terme « pd » n’est pas employé de manière homophobe. La modération automatique n’est ni bonne ni mauvaise ; c’est sa mauvaise configuration, son sur emploi dans des situations où elle ne peut l’être qui le sont. Profitons-en pour signaler que les décisions qui précèdent les choix de modération ne sont pas neutres ; choisir de bannir les termes « pd », « lesbienne » n’ont pas été des choix neutres idéologiquement puisque personne, ayant une bonne connaissance des réseaux sociaux (ce qui est tout de même a priori le cas) ne pouvait ignorer qui cela allait pénaliser prioritairement : les homophobes se contrefoutent de cette sanction vous remarquez qu’aucun ne s’est jamais plaint de ne pouvoir employer ces termes. Les décisions prises ont été homophobes, et ce sciemment. (j’ai pris cet exemple mais il existe bien d’autres cas en termes de sexisme, de racisme etc).

La modération automatique ne produit pas plus d’erreurs, si bien utilisée, qu’un modérateur humain. Je vous défie de voir plusieurs milliers d’images par jour, des milliers de commentaires sans avoir l’esprit qui vagabonde et laisser passer une horreur. Qui plus est la modération automatique modérera toujours de la même façon car elle n’a pas d’émotions (je reviendrai sur ce point dans la partie sur la désensibilisation).
La modération automatique permet une rapidité que n’aura jamais un humain. Je vais prendre un exemple concret qui s’est déroulé le 14 juillet 2019. Ce jour là une jeune fille Bianca Devins est assassinée par un homme qui va poster sur Discord et Instagram la photo de son cadavre. Très rapidement la photo est devenue virale. Des comptes se créaient à la chaine pour la diffuser. Beaucoup de comptes qui ont alerté cette photo, ont reçu des messages indiquant qu’elle n’enfreignait aucun standard. Les photos ont été envoyées à la mère de la jeune fille. Des mêmes ont été créés.
J’estime à l’heure actuelle qu’il faut moins de 3 à 5 minutes pour qu’un contenu devienne viral. C’est vous dire si les gouvernements sont à côté de la plaque lorsqu’ils parlent d’obliger les plates-formes à intervenir dans les 24 heures.
Et pourtant.. la technologie permet désormais de faire de l’assez bonne reconnaissance d’image. Nous savons reconnaitre les personnes sur un photo, nous savons aussi reconnaitre le sang. Les photos de Bianca Devins étaient donc très facilement identifiables et supprimables… et ce de manière complètement automatique.
Essayons d’imaginer ce que fait un modérateur sur instagram par exemple. Il reçoit sans doute des milliers d’alertes classées par priorité. La priorité 1 est sans doute les revendications terroristes, vient la pédo ensuite, puis enfin les images violentes de toutes sortes. Là où il mettra 2 secondes par image, une machine en mettra 1000 fois moins.
L’autre intérêt de la modération automatique est que si elle permet de préserver les humains de propos, vidéos et images degueulasses alors elle doit être employée. Je ne suis pas du tout spécialiste de la reconnaissance d’images mais j’imagine qu’il est possible dans un grand nombre de cas d’identifier des images pédocrim de manière automatique. Si cela peut préserver le modérateur, autant s’en servir.

Les conséquences psychologiques de la modération

Il est difficile de répondre à cette question. Il y a deux jours quand j’en ai parlé sur twitter, deux personne me disent se souvenir avec horreur de la fois où elles sont tombées sur de la zoophilie. Je me suis rendue compte que je ne me souviens pas de ma « première fois » (si je peux le dire ainsi !). Je n’ai aucune image en tête. Soit mon psychisme fonctionne bien et il évacue ce qui est trop insupportable, soit je ne sais pas.
Voici ce qui est pour moi difficile :
- l'impuissance. Au-delà de la sidération que peut provoquer une image pédocriminelle par exemple, vous devez accepter que le sort de l’enfant n’est pas entre vos mains. Il n’est pas possible de se demander si elle est désormais en sécurité ; sinon cela vous bouffe.
Je vais vous raconter une anecdote assez parlante. Nous sommes en 2007 et une toute petite fille Madeleine McCann disparait. Sur un media français, apparait un homme qui se fait alternativement appeler Emile Louis ou Marc Dutroux qui développe ses fantasmes pédophiles et nécrophiles autour cette petite fille. Ce sont des fantasmes particulièrement élaborés. Nous sommes avant Pharos ; je ne me souviens donc plus à qui nous l’avons signalé. La police nous dira à l’époque qu’ils n’ont pas retrouvé sa trace ; il était bien caché derrière des pares-feux. Des trolls j’en ai vus beaucoup. Une année des gamins avaient investi le forum de la star academy pour insulter les candidats. On les avait bannis ; pour se venger, ils avaient fait un raid de photos gore et pédos. C’est immonde, tout ce que vous voulez, mais cela ne ressemblait en rien à ce que postait cet homme qui glaçait littéralement le sang. J’ai longtemps pensé que c’était d’ailleurs lui l’assassin de cet enfant. Et je me demanderais toujours s’il est passé à l’acte ou pas ; je sais que j’ai fait ce que je pouvais faire mais je n'ai pas oublié 14 ans après ses propos.
- la désensibilisation. Pour être modérateur, vous devez vous désensibiliser. Sinon vous démissionnez ou consommez des substances anesthésiantes. Nous avons eu, longtemps, un type qui, tous les matins nous postait une centaine de photos zoophiles. Vous vous levez, attaquez votre tartine devant des chevaux et autres taureaux. Alors oui vous relativisez. « ca va c’est un chien cette fois là ouf c’est moins gore ». « tiens celui là traite juste les femmes de connasses, il ne veut pas les violer ouf ». C’est pour cela que je parlais aussi de la modération automatique parce qu’un bot lui, ne sera pas désensibilisé. Je me rends compte que des images de violence ne me font pas grand chose et je ne sais pas si cela est normal ou pas. Je me dis "ok y'a pire", pas par bravade mais parce que je me dis que j'aurais pu tomber sur bien pire oui. On s'anesthésie peu à peu. Ce n'est pas qu'on trouve cela pas grave ; juste cela ne nous touche plus émotionnellement. J'ai une anecdote là encore. On est en 2018 et le coureur cycliste Lance Armstrong a un accident de vélo. Il y a beaucoup de commentaires haineux en disant que "ce dopé l'a bien mérité". Je me mets à pleurer alors qu'objectivement je n'en ai rien à faire de cet homme, j'ai quand même lu bien pire comme vous avez pu le constater. Je crois que c'est là que je me suis rendue compte (je suis longue à la détente) que mon référentiel émotions était un peu pété. Je n'arrivais plus à m'émouvoir devant des choses objectivement atroces et je fondais en larmes devant un propos con mais pas dramatique.
- la haine qui se rajoute à la haine. Ce qu’il y a de difficile pour un modérateur est aussi de supporter la haine lors d’une situation qui l’est déjà excessivement.
Lors des attentats de 2015, la modération dégueulait de propos haineux à l’égard d’à peu près tout le monde. Si cela vous intéresse j’avais été interrogée dans Les pieds sur Terre sur le 13 novembre ; j’ai longtemps refusé de partager ce reportage car ma demande que mes pleurs soient coupés n’a pas été respectée mais je me dis qu’il y a désormais prescription 😊. A chaque fois qu’il y a un article sur un pédocriminel beaucoup de gens utilisent les RS comme catharsis. Je sais que beaucoup vont poster un commentaire ultra violent à l’égard du violeur, se sentir mieux et ne plus y penser. Les modérateurs auront eu la joie de lire l’article, puis les 500 commentaires à base de « il faut lui arracher les couilles au tournevis ». Ca reste, ca marque, ca salit.
- les évènements heureux qui deviennent un enfer. Le 17 ai 2013 a été définitivement votée la loi sur la mariage pour tous. Cet évènement si heureux s’est transformé pour tous les modérateurs en une fosse septique de saloperies homophobes. Et c’est ca qui devient si étrange. Un président noir ? Ca va être l’horreur au boulot. Une féministe qui parle dans telle émission ? Ca va être l’horreur au boulot. Le mariage pour tous ? Ca va être l’horreur au boulot. Et vous voilà dans un entre deux où vous souhaitez que certaines choses arrivent mais que cela vous vaudra aussi de sacrées journées très difficiles.
- l’incapacité de faire un bon travail. Imaginez-vous nettoyer des toilettes ou des gens ont eu la gastro du siècle. Vous avez un coton tige pour le faire, et des gens continuent à rentrer car ils ont eux aussi la gastro. La modération est du travail à la chaine qui ne s’arrête jamais. Vous ne pouvez pas vous dire « j’ai fini c’est propre ». C’est très frustrant. Lorsque vous allez faire pipi, les commentaires continuent à affluer. Alors vous n’allez pas faire pipi. Vous en voulez à l’équipe précédente qui n’a pas pu gérer un évènement qui a généré des centaines de milliers de commentaires et vous vous en voulez de n’avoir pas pu à votre tour gérer pour laisser un plan de travail vaguement propre à l’équipe suivante. (dans les boites de modération professionnelles on modère 24/24 , 365 jours par an ; on a donc des équipes qui couvrent toute la journée). La difficulté en modération c’est que vous ne pouvez pas anticiper les choses. Lorsqu’on apprend le 15 mai 2011 au matin que DSK a été arrêté au New York, on n’a pas la possibilité d’anticiper, on ne peut pas faire venir la totalité des salariés pour travailler (qui en plus ne suffiraient pas). Et c’est en permanence ainsi puisque, par définition, l’actualité ne prévient pas. Donc vous vous prenez des tsunami de commentaires, vous modérez vite, trop vite (parce que plus la haine reste en ligne, plus elle en génère) donc vous faites de la merde, donc vous êtes mécontent de vous. C’est un cercle infernal.

Voilà j’espère avoir répondu à l’ensemble des questions ; n’hésitez pas si vous en avez d’autres. J'espère vous avoir donné envie de faire ce si beau métier :p

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  •  6 novembre 2021
  •  Publié par à 20 h 16 min
  •   Commentaires fermés sur Quelques réponses autour de la modération de contenus sur Internet
  •   Culture du viol
Nov 022021
 

Le backlash est un terme théorisé par la féministe Susan Faludi qui démontre qu'après les années 1970 où les mouvements féministes ont acquis de haute lutte de nombreux droits pour les femmes, la société américaine et en particulier les media ont procédé à un backlash (un retour de bâton) en réaction.
Si je devais théoriser le mouvement #Metoo de 2017 (en effet le premier #Metoo a été lancé par l'afro féministe Tarana Burke en 2007) je dirais qu'il s'agit d'un mouvement de masse, permis par la technologie (= les réseaux sociaux) de femmes, qui a permis d'énoncer massivement et simultanément les violences sexuelles dont elles ont été victimes, qu'elles soient illégales ou non. Ce #Metoo a ensuite été repris par l'ensemble des victimes de violences sexuelles à travers le monde.
#Metoo n'est pas une libération de la parole ; les femmes ont toujours parlé mais rien ne leur permettait de le faire aussi massivement.
#Metoo n'est pas une épiphanie pour les femmes. Nous avons conscience de ce que nous subissons, peu importe que nous y mettions le "bon mot" dessus.
#Metoo n'est pas non plus une épiphanie pour les hommes. Il faut être bien naïf pour penser qu'un violeur ne sait pas qu'il viole, qu'un agresseur ne sait pas qu'il agresse. Et il faut l'être tout autant pour penser qu'un homme qui observe un homme violer ou agresser ne comprend pas ce qu'il se joue là.

La riposte face à #Metoo a été immédiate et classique. Le backlash a été quasi instantané puisque les réseaux sociaux eux-mêmes le permettent.
On nous a accusés de mentir (classique), d'exagérer, de vouloir mettre tous les hommes en prison (curieuse idée qui en dit beaucoup plus sur celles et ceux qui la prononcent que sur nous), d'être des nazies (encore mieux... si vous assimilez des violeurs aux juifs déportés, je me demande ce que cela dit de vous).
Mais tout cela c'est classique et habituel.

La nouveauté est de constater que, désormais, des hommes avouent être des agresseurs et que cela va justement faire partie de leur stratégie de défense.
Observons un peu. En 2010, l'affaire Polanski (coupable d'avoir drogué et violé une mineure de moins de 15 ans en 1977) ressort. TOUS ses défenseurs vont accuser la victime de mentir, de l'avoir provoqué, de faire plus vieux que son âge, de n'être pas vierge au moment du viol. En 2021 plus aucun n'a cette stratégie ; au contraire tous et toutes admettent bien volontiers qu'il a violé mais ma foi... est-ce si grave.
Même stratégie dans le cas Matzneff. La philosophe et psychanalyste Sabine Prokhoris va, sur France inter, nous expliquer que Springora n'avait pas 8 ans au moment des faits. Elle ne nie pas un instant les faits, ce qui aurait probablement été encore un axe de défense il y a quelques années, arguant de la licence littéraire par exemple. Elle les minimise.
Même son de cloche avec William Goldnadel face à Olivier Duhamel, accusé du viol d'un jeune garçon de 13 ans. Il ne nie pas les faits (il vieillit tout de même la victime) mais déclare "Ce n’est pas la même chose de sodomiser un petit enfant de 3 ans que de faire une fellation à quelqu’un de 16 ans." Sur Cnews ce viol n'est pas qualifié de mensonge mais de "bêtise".

L'acmé est atteinte lorsque les agresseurs vont utiliser la reconnaissance des faits comme stratégie de défense et pire, que cela va fonctionner. Observons-le à travers deux cas :
- le jeune homme qui le 8 mars 2020 a publié dans Libération une lettre où il déclarait avoir violé sa petite amie
- un candidat de télé réalité Julien Guirado qui a avoué avoir frappé une de ses petites amies Maine El Himer.

Les stratégies de ces deux hommes sont somme toutes assez semblables alors qu'ils ont l'un et l'autre des profils très différents. La plus grande ruse du premier est évidemment d'utiliser et distordre les théories féministes pour s'excuser : sa lettre revient au fond à dire qu'il a certes violé mais que, comme les féministes l'ont déclaré, il n'en est pas vraiment responsable, c'est sa socialisation masculine qui l'a poussé à. Il explique ensuite que c'est également sa copine, qui, par son comportement, l'a poussé à se comporter ainsi. C'est une stratégie intelligente et qui fonctionne parce qu'elle va participer à sa réhabilitation. C'est lui qui cause sa chute (toute relative) et c'est nous qui le redressons en admirant le courage qu'il a eu à parler.

Il faut bien comprendre et admettre une chose. Sauf dans de très rares cas de viols extrêmement violents et sadiques, la victime, même si elle est enfant au moment des faits, est toujours vue comme pécheresse. A cet égard un passage médiatique important lors de la publication du rapport Ciase (les abus sexuels dans l'église) est révélateur. Un évêque a tenté d'allumer un contre-feu en parlant du secret de la confession. Il "oubliait" une chose : un enfant qui dit avoir été violé n'a commis aucun péché, il ne confesse rien. Il ne peut en aucun cas être mis au même plan qu'un violeur qui ferait le même acte. Sans m'immiscer dans des débats théologiques hors de propos, j'au trouvé cet argument intéressant parce que très révélateur de la place accordée aux victimes dans nos sociétés si marqués par le christianisme (je ne dis pas que les victimes sont mieux traitées dans d'autres sociétés, simplement que la culpabilisation qu'on peut leur faire éprouver a sans doute d'autres ressorts) ; avoir été violé-e se confesse. avoir été violé-e reste un péché, une faute. Nous sommes au même plan que nos violeurs. Rien de plus logique donc que leur parole soit mise au même plan que la leur et qu'on attende qu'ils se libèrent eux-aussi.

Les hommes violents ont, pour beaucoup, donc compris, que parler des actes qu'ils ont commis les servira. Déjà parce qu'ils auront toujours le soutien des autres hommes, tout contents que ca ne tombe pas sur eux, et qui, pour beaucoup, préfèreront, sexisme oblige, soutenir le dernier des salopards violents qu'une femme. Cette stratégie prend corps dans un backlash généralisé qui ne concerne pas que les femmes bien évidemment ; on observe des écrivaillons se repentir de leurs écrits antisémites, on voit des politiques admettre leurs accointances passées avec l'extrême-droite etc. Qui plus est ces aveux participe à l'exercice de la virilité ; il "porte ses couilles", il est "courageux". Avouer avoir été un homme violent, avoir avoir violé, renforce donc beaucoup d'hommes dans l'expression de leur virilité. Etre un homme c'est dire. Voilà pourquoi on continue à faire perdurer le mythe de femmes qui n'auraient jamais parlé de viols (comment pouvait on les entendre si elles ne parlaient pas !). Encore une fois c'est vraiment aux hommes de faire tout le boulot. Vous verrez qu'on va bientôt devoir remercier les violeurs de parler face à leurs lâches victimes :).

Prenons ensuite le cas de Julien Guirado. C'est un célèbre candidat de télé réalité de vie collective. Depuis plusieurs années, il y a des rumeurs de violence (sa mère avait porté plainte contre lui puis a retiré sa plainte). Ce qui était clair est qu'il était d'une grande misogynie dans les programmes. En mars 2020, lors du premier confinement, le frère d'une de ses compagnes va affirmer qu'il a frappé sa sœur ce que Guirado va confirmer. Il est récemment revenu sur le devant de la scène avec la sortie d'un livre et une participation à une émission de télévision sur 6play autour de "sa problématique amoureuse". Je vous incite vivement à perdre 30 minutes à regarder cette émission. Voici comment elle est décrite : "Après un an de silence, Julien Guirado est enfin prêt à se livrer. Son manque de confiance en lui et sa peur de l'abandon l'ont poussé à commettre des erreurs qu'il regrette... Aujourd'hui, le jeune homme veut faire table rase du passé. Aissa lui ouvre ses portes pour un coaching sur-mesure." Rappelons que M6 a déclaré vouloir désormais agir envers l'égalité hommes/femmes. Même si Guirado n'utilise pas les mêmes arguments que "le violeur de Libération", il procède de la même façon en ne niant pas un seul instant ce qu'il a fait. Il aurait totalement pu faire silence quelques temps et revenir comme si de rien n'était. Au contraire, il choisit d'utiliser la dénonciation de la violence qu'il a commise pour revenir en télévision. Cela lui permet de se montrer comme un homme courageux, qui admet ses actes et n'est pas lâche. Paradoxalement ( ou pas) être un homme violent lui permet donc de faire de la télévision. L'émission participe à montrer combien les hommes violents ont aussi besoin de publiquement "libérer leur parole" et que cette libération est à mettre au même plan que celles des femmes.
Pile ils gagnent, face ils ne perdent pas.

Si ce retour de bâton était prévisible, je n'aurais pas gagné qu'il prenne ce tournant. Bien sûr les risibles accusations à base de "elle a menti, elle fait ca pour le buzz" existent et existeront toujours. La violence masculine devient désormais un élément comme un autre pour assoir sa célébrité, pour passer pour un repenti, voire même pour écrire des livres féministes. On me rétorquera que je suis une nazie qui veut voir les violeurs à vie en prison. Mais qui a fait de la prison ici ? On parle d'un garçon qui a eu la chance d'avoir sa médiocre lettre publiée dans Libé un 8 mars, un autre dont les minables fans inconditionnels ont payé une édition hors de prix pour le voir salir sa victime ou d'un troisième qui a les honneurs d'une chaine de télévision pour expliquer combien il est formidable de reconnaitre avoir frappé une femme.
A noter que ce retour est gagnant, puisque Julien Guirado sera présent dés le 5 novembre sur MyCanal dans la nouvelle émission de télé réalité La mif (émission d'un des couples phares des Marseillais).

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  •  2 novembre 2021
  •  Publié par à 19 h 18 min
  •   Commentaires fermés sur Le backlash après #Metoo ; du « violeur de Libération » à Julien Guirado.
  •   Culture du viol
Oct 282021
 

Je suis aux urgences. J'attends pour une radio. Une vieille femme passe sur un brancard, elle gémit de douleur et je vois ses yeux très angoissés.
Sur un autre brancard, il y a cette vieille dame, cheveux longs et blancs. Périodiquement elle relève le torse péniblement et demande aux infirmières de l'accueil de l'aider. Je sens à sa voix qu'elle est confuse et terrifiée. Les infirmières sont débordées, lui disent que le médecin va venir, qu'elles ne sont pas en mesure de s'occuper d'elle. Alors elle se recouche, puis se relève. Elle veut descendre du brancard.
Depuis la mort de ma mère, j'ai peur des vieilles dames. Elles me rappellent ma souffrance ; la texture de leur peau, leurs rides me rappellent ma mère. Je les regarde de loin, vous êtes là et elle est morte. vous êtes là et votre corps est comme le sien. Je n'ai pas envie de leur parler, de les voir, de les entendre. J'oublie 90% du temps que ma mère est morte. J'ai mis ca dans un coin avec un tas de vêtements par dessus. Et puis une odeur, un évènement, n'importe quoi vient me le rappeler. Je le repousse souvent "je n'ai pas le temps, chagrin, va voir ailleurs".
La souffrance de cette femme est palpable. Je demande aux infirmières l'autorisation d'aller m'occuper d'elle. Il ne s'agit pas en vous racontant cela d'obtenir votre admiration ; si on en est là - à admirer quelqu'un qui a simplement tenu la main d'une personne terrifiée - autant tous se foutre en l'air.
Elle s'appelle Gisèle. Elle me dit qu'elle a 60 ans. Je sais bien qu'elle en a bien plus et je crois qu'elle le sait aussi alors on arrête les questions qui la rendent encore plus confuse. Gisèle ne sait pas pourquoi elle est là. Elle veut que je lui tienne les mains ; "enlacez moi les mains avec les vôtres".
J'enlace. J'avais oublié la texture de la peau des personnes âgées. Si fine. J'avais oublié le lacis de veines sur les mains. J'avais oublié les os qui saillent. j'avais oublié les ongles striés. J'avais oublié les tâches brunes ; ma mère nommait cela les fleurs de cimetière. J'avais oublié les yeux terrifiés, les yeux confus. Gisèle sent un parfum couteux ; probablement du Chanel n°5. Ma mère a littéralement empesté tous les hôpitaux de France en s'aspergeant de parfum.
J'enlace les mains de Gisèle comme j'enlaçais les mains de ma mère. On ne dit rien, on ne montre rien pour ne pas affoler davantage Gisèle qui est si confuse.
Toutes les minutes Gisèle me demande de ne pas l'abandonner. Je me tiens tel un échassier sur une jambe - j'ai une entorse - devant un brancard où je dis à une femme inconnue que je ne vais pas l'abandonner. Elle apprécie que je lui caresse les doigts de la pulpe du pouce. Elle se détend quelques secondes et puis les angoisses reviennent ; "ne m'abandonnez pas". On entame un dialogue où elle demande à ce que je ne l'abandonne pas et je promets de ne pas le faire.
Je pense à ma mère, qui au fin fond de sa folie et sa souffrance, m'a hurlé de l'aider. Et que, par la force des choses, j'ai abandonné car plus rien ne pouvait l'aider à ce moment là.
Je me mets à haïr toutes les vieille femmes confuses du monde en ce moment là. Toutes celles qui sont là et celles qui ne le sont plus.
Je pars à la radio ; j'explique à Gisèle que je reviens rapidement. Elle a peur, elle me tient les mains de toutes ses forces.

A mon retour, avant de partir en consultation, je vais la voir. Elle me demande si je suis le médecin. Je lui dis qu'il va arriver et je pars.

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  •  28 octobre 2021
  •  Publié par à 17 h 12 min
  •   Commentaires fermés sur La vieille dame des urgences
  •   Culture du viol
Oct 262021
 

Aujourd'hui des militantes ont décidé d'interpeller les politiques avec le hashtag #doublepeine où elles racontent l'accueil qui leur a été fait, lors d'un dépôt de plainte pour violences sexuelles, en commissariat ou en gendarmerie.

Je vais d'abord énoncer deux faits.
Il y a quelques années j'avais pour ambition d'établir des fiches techniques à destination des victimes souhaitant portant plainte. Je voulais faire quelque chose de très pratique ; "si tu as été violée en zone gendarmerie, tu vas là, puis ici puis enfin là". "en zone police, tu fais ceci". "à Paris tu fais cela". "si tu as été violée dans un train ca sera telle procédure". On manquait d'outils extrêmement pratiques de ce genre, je m'étais dit (naïvement) que cela serait vite réglé. J'ai donc demandé un rendez-vous au 36. J'ai été reçue par une ponte de la police, qui m'a expliqué que tout allait très bien dans le meilleur des mondes, qu'il suffisait d'appeler le 17 ou d'aller au commissariat et m'a ensuite tenu des discours lunaires sur les filles en jupe qui boivent de l'alcool. Elle m'a ensuite conviée à un rendez-vous dans une brigade de police spécialisée dans les violences sexuelles et est restée tout au long du rendez-vous. Je n'ai pu obtenir aucune information sur la procédure à suivre pour porter plainte et ai été traitée comme une coupable qui venait dire du mal de la police. C'est vous dire d'où on part.
Fin 2017, les directeurs généraux de la gendarmerie nationale et de la police nationale ont été auditionnés à l’Assemblée nationale et ont tous deux reconnu un manque de formation de leurs services.

La situation est donc connue depuis plusieurs années. On pourrait se dire qu'on progresse mais attendez la suite.

Suite à cela ont été initiées les fameuses fiches formations à destination des professionnel-l-es amené-e-s à côtoyer des victimes. Vous en avez des exemples ici. Ces fiches sont évidemment insuffisantes car elles ne remplaceront jamais un échange où l'on peut voir où les élèves achoppent, tiquent, ne comprennent pas.
On nous a annoncés que grâce à ces fiches les professionnels avaient été formés et on nous a annoncés des chiffres faramineux. Schiappa disait ainsi que "17 000 gendarmes" et "plus 18 000 policiers" ont été formés à ces violences depuis le Grenelle contre les violences conjugales, l'an dernier."
Aujourd'hui Schiappa nous annonce que début 2022 (dans 3 mois donc) il y aura 100 000 gendarmes et policiers seront formés. Comme on ne sait pas d'où on part, pratique de sortir ce chiffre. et formés à quoi très exactement ? Je crains que le "100 000" indique au final le nombre de fois où les fiches seront téléchargées.

Je vais à présent vous exposer quelques études qui ont relevé des problèmes au niveau des dépôts de plainte pour viol dans différents pays :
- Une étude suédoise analyse les déclarations d’officiers de police et de procureurs. Près des trois quarts pensent que les émotions manifestées par la victime permettent de savoir si elle dit la vérité. Plus de la moitié pensent qu’une façon de répondre «inappropriée» témoigne qu’elle ment.
- Une étude menée aux États-Unis a montré que si les policiers ont bien conscience que le viol est un crime, ils sont toutefois susceptibles de discriminer les victimes qui ne correspondent pas à leurs stéréotypes.
- Une étude néozélandaise analyse les rapports de police sur des cas de viol. Dans près des trois quarts des cas, la
police a classé comme faux ou possiblement faux les dossiers où la victime était ivre.

On sait donc qu'il y a des problèmes dans TOUS les pays du monde au sujet des plaintes pour violences sexuelles. J'ai bien envie de vous dire qu'on pourrait donc passer la phase "constatons qu'il y a un problème" pour passer à la phase "on sait qu'il y en a un partout, on n'est pas plus géniaux que les autres donc passons à la phase résolvons ce problème" mais les politiques adorant faire rédiger des rapports coutant des fortunes, allons-y.
La bonne nouvelle - parce qu'il en faut bien une - c'est que de nombreux pays ont, avant nous, pris conscience du problème et enquêté et travaillé sur les préjugés de leur police ET leur justice (parce que la double peine continue après le commissariat - et le discours actuel de la justice est tout de même de dire qu'il n'y a pas de problème mais s'il y en avait - et on vous dit qu'il n'y en a pas - c'est parce qu'on manque d'argent et pas du tout parce que certain-e-s sont des parfaits salopards sexistes en plus imbus d'eux-mêmes).
Nous avons donc des outils permettant par exemple, d'établir le degré de sexisme (parce qu'on se doute bien que derrière des préjugés envers des victimes de viol se cachent des préjugés sexistes, homophobes, transphobes etc) et également des questionnaires pour établir le niveau de connaissance des policiers et des gendarmes face aux violences sexuelles.

Posons nous une question simple. Comment voulez vous former quelqu'un dans un domaine si vous ignoriez son niveau dans le dit domaine ? Lorsque j'ai pris des cours d'anglais, on m'a d'abord évalué sur mon niveau afin de savoir ce qu'il me restait à apprendre. C'est strictement la même chose ici ; on ne forme pas les gens sans savoir ce qu'ils ignorent ou pas. Sait-on combien de policiers pensent qu'un viol ca doit nécessairement être un peu violent ? Combien de policiers pensent que tout de même un doigt ca n'est pas aussi grave qu'un pénis ?

Dans certains pays, on a fait des choses tout à fait formidables . A Philadelphie, Montreal, Quebec, des avocat-e-s et des associations féministes évaluent la qualité des enquêtes pour viol classées sans suite. Elle regardent la qualité des interrogatoires, regardent si tout a été bien mené. Dans toutes ces villes le taux de classement sans suite a diminué. Vous constaterez avec ce lien que tout est loin d'être parfait mais encore une fois certains ont tenté des choses avec plus ou moins de succès dont nous devrions nous inspirer.

Il est important donc :
- d'évaluer le niveau de formation des policiers et gendarmes
- de les former ensuite
- de reprendre sur 5 ans (dix serait l'idéal mais ne rêvons pas) l'intégralité des enquêtes classées sans suite afin de voir si tout a été correctement mené.

Bien évidemment, je ne suis pas naïve. A six mois des présidentielles rien ne sera fait. Et se mettre à dos la police, la gendarmerie, puis la justice (si on décide de s'attaquer aussi aux préjugés dans la justice, vaste sujet) n'est électoralement pas intéressant. Espérons un jour qu'il y aura une politique assez courageuse pour le faire.

Au passage j'en profite pour vous signaler que la campagne Don't be that guy que vous avez vu sur les RS et qui est une campagne écossaise est inspirée de la campagne canadienne sur le sujet visible ici. La police de Calgary avait dit à l'époque que cette campagne avait permis que les agressions sexuelles diminuent de 10%. Info, intox ? Dur à dire. Mais on gagnerait à creuser davantage sur l'impact qu'elle a eue et à peut-être s'en inspirer en France (vu que les politiques adorent lancer des campagnes de pub qui ne coutent pas cher et permettent d'arroser les copains au passage... ).

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  •  26 octobre 2021
  •  Publié par à 20 h 54 min
  •   Commentaires fermés sur Autour du #DoublePeine
  •   Culture du viol
Oct 212021
 

Dans un texte publié le 19 octobre, vous vous indignez que la présence de Bertrand Cantat et Jean-Pierre Baro dans deux pièces au Théâtre national de la Colline que vous dirigez, suscite « une vive émotion ». Si vous défendez la liberté de créer, vous ne pouvez, au risque de vous désavouer, interdire la liberté de manifester et réagir aux créations que vous avez choisies de créer et de produire.
Vous ne pouvez attendre des réactions unanimes à vos choix de programmation sauf à appeler de vos vœux ce que vous fustigez ; une société totalitaire. Vous nous parlez d’ « inquisition » mais que faites-vous en nous demandant de nous taire ? Vous auriez la liberté de produire mais nous aucune de ne pas apprécier vos choix ?
Vous dites "adhérer sans réserve" aux combats pour l'égalité entre hommes et femmes mais n'avez pas un mot pour celles qui témoignent, courageusement, avec #MeTooThéâtre.

Vous comparez ensuite les mouvements féministes à des tenants d’un « catholicisme rance ». Le catholicisme et le puritanisme ne sont pas du côté des droits des femmes. Lorsque Marie Trintignant a été tuée par Bertrand Cantat, nombre de puritains l’ont accablée, elle, en disant que cette pécheresse avait bien mérité ce qui lui était arrivé. Le catholicisme n’a jamais, non plus, prétendu se préoccuper des droits des victimes de violences sexuelles ; le récent rapport Ciase le démontre une nouvelle fois. Le catholicisme condamne ce qui lui parait amoral (l’homosexualité, le sexe hors mariage, certaines pratiques sexuelles) mais pas les violences sexuelles, ni celles plus particulièrement faites aux femmes.

Programmez Tartuffe, cela ne vous mettra pas à l’abri des critiques, mais vous y gagnerez en cohérence.


Aux actes graves, grandes responsabilités. Bertrand Cantat a tué Marie Trintignant, il a été condamné et a purgé sa peine. Cela n’a jamais impliqué que ses actes soient effacés. Comme on attendrait d’un politique pris dans des malversations financières qu’il renonce à toute représentation publique, on peut attendre d’un Cantat qu’il fasse de même. Parce que le symbole d’être applaudi est énorme. Parce que le symbole d’être un personnage public avec ce que cela véhicule d’admiration est énorme.

Vous nous parlez d’ « inquisition » ; mais qui avons-nous torturé ? Quel bûcher avons-nous allumé ? Vous comparez nos protestations à des « coups de couteau » ; mais quel sang a coulé après nos mots ? Critiquer vos choix, vos castings, vos programmations, serait inquisitoire ? Êtes-vous certain que ce n’est pas, plutôt, blasphématoire ?
Personne n’interdit à qui que ce soit ce que vous appelez la « liberté de créer » ; est-elle d’ailleurs si pure et si totale au sein d’un théâtre subventionné par l’état ? Sont critiqués vos choix en tant que directeur de théâtre et que metteur en scène. Choisir c’est renoncer ; c’est aussi une forme de censure. Choisir Cantat et Baro c’est ne pas en choisir d’autres, sans doute aussi talentueux. Vous les avez choisis, souffrez qu’on critique ce choix.

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  •  21 octobre 2021
  •  Publié par à 12 h 12 min
  •   Commentaires fermés sur Lettre à Wajdi Mouawad
  •   Culture du viol