La question du militantisme est une question finalement assez épineuse. Ainsi par exemple beaucoup de femmes féministes hésitent à se déclarer comme militantes ; d'autant plus lorsqu'elles entendent régulièrement "qu'elles ne militent que sur Internet". Beaucoup de femmes, dans les interviews que je suis en train de mener, me disent, alors même qu'elles ont énuméré tout ce qu'elles faisaient au quotidien, me disent "ne pas se voir comme des militantes". C'est une assertion qui ne serait pas à discuter si elle n'émanait pas parfois d'un dénigrement certain qui conduit beaucoup de femmes à toujours minorer ce qu'elles peuvent faire.
Il est étonnant de dire "qu'on ne milite que sur internet" et de voir en 2015, de voir Internet comme un lieu "à part", comme un lieu qui ne ferait pas partie de la vie.
En ce cas je dois me dire que "je ne travaille que sur Internet". En effet si demain Internet n'existe plus, je n'ai plus de travail.
Lorsque vous achetez un vêtement sur Internet, recevez-vous une image de ce vêtement ou bien un vrai vêtement fait de tissu que vous pouvez mettre ? Est-ce qu'un vêtement acheté sur Internet serait différent si vous l'aviez acheté dans la même enseigne physique ?
Lorsque vous conversez avec quelqu'un, est ce que cette conversation s'annule et disparaît purement et simplement de votre esprit lorsque vous fermez votre téléphone ou votre ordinateur ?
Les notions d'IRL/Internet pour peu qu'elles aient déjà eu un sens - ce dont je doute - me semblent passablement dépassées en 2015.
Pour beaucoup de gens militer signifierait par exemple manifester dans la rue, en brandissant des pancartes et en criant très fort.
Beaucoup de gens ont difficilement cette possibilité ; être blanc-he (et avoir des papiers en règle) par exemple aide beaucoup pour manifester. Observons cet article qui parle d'une manifestation au 104 contre l'exposition Exhibit B et regardons comment sont qualifiés les militants de la Brigade anti négrophobie, collectif de militant-es noir-es. On les décrit comme des "gros costauds" qui seraient "violents" et "agressifs", qui cherchent à" intimider". Passons sur l'image choisie qui semble nous dire en sous-texte que l'acteur noir de la photo est bâillonné et empêché de parler par d'autres noirs. Beaucoup de manifs - la plupart - passent par des slogans vigoureux - c'est le propre du slogan que de l'être - et pas mal d'entre elles passent par de la casse. Manifester, pour un groupe de militants noirs, peut vous faire courir le risque de passer pour un sauvage mal dégrossi plein de testostérone. Leur carrure est également évoquée dans cet article.
Etre racisé-e et manifester vous fait courir davantage de risques comme les fouilles et l'arrestation par exemple. Un homme racisé qui manifeste sera souvent vu comme un casseur, quelqu'un qui veut voler les honnêtes manifestants blancs, quelqu'un qui va générer de la violence et très rarement comme quelqu'un qui a des positions politiques à défendre.
On peut également avoir des difficultés à manifester parce que l'on a des handicaps sociaux ou physiques par exemple. Je n'apprendrais à personne que la France n'est pas extrêmement bien dotée en matière d'accès pour les handicapé-es (c'est évidemment un euphémisme) et pas mal de lieux ne sont pas accessibles surtout si l'on doit partir rapidement.
Et l'on ne peut parfois simplement pas manifester parce que cela nécessite d'être dans la foule, souvent assez serré et que pour certaines personnes c'est totalement inenvisageable à cause de maladies diverses.
Manifester est également un luxe en matière de temps. Je définirais ce "temps" de deux manières. Il y a le temps en termes horaires ; quelqu'un qui a des très jeunes enfants, ne peut pas toujours trouver simplement un mode de garde simple et bon marché et estimera qu'une manif n'est pas un lieu pour des enfants. Quelqu'un qui a un travail l'obligeant à une grande amplitude horaire pour un très maigre salaire (les plus concernées sont les femmes et encore davantage les femmes racisées) n'a pas ce luxe du temps, occupé qu'il est à courir d'un endroit à l'autre. Et puis il y a le "temps de cerveau" selon la cynique formule de Le Lay. Beaucoup de gens perdus entre des doubles ou triples journées, des boulots peu gratifiants, épuisants physiquement et mentalement n'ont pas ce luxe là. C'est d'ailleurs toute la perversité du système ; les gens qui auraient le plus besoin de temps pour réfléchir à leurs droits, aux inégalités qu'ils subissent sont ceux qui en ont le moins parce que tout est justement fait pour qu'ils soient tellement épuisés qu'il n'aient plus le temps ni matériel, ni psychique de penser. Cela ne signifie évidemment pas qu'aucune des personnes concernées n'arrive à prendre ce temps mais que simplement rien n'est fait pour l'y aider.
Et tout simplement, on peut estimer que ce mode d'action ne nous convient pas, qu'il est dépassé, qu'il ne fait plus bouger les gens.
Mais alors ca serait quoi militer ? Le Larousse dit : "Agir, combattre pour ou contre quelqu'un, quelque chose."
Tiens donc.
Que se passe-t-il exactement lorsqu'une femme commence à percevoir les inégalités de genre ? Son comportement va se modifier, consciemment ou non.
Si elle constate par exemple qu'on a moins tendance à écouter l'avis des femmes - dans quelque lieu que ce soit - elle en parlera peut-être à d'autres femmes, pour être sûre qu'elle ne se trompe pas et pour voir si d'autres femmes ont fait le même constat qu'elle. Elle aura donc fait passer une pensée féministe - peut-être débutante, peu importe ai-je envie de dire - à d'autres femmes. Elles auront échangé sur ce sujet et éventuellement décidé de le faire remarquer aux hommes qui leur coupent la parole, ou décidé de chercher des lectures qui pourraient les éclairer là dessus.
Une autre femme va un jour constater qu'elle voit de plus en plus de tee-shirts extrêmement genrés pour sa fille ; elle va faire le choix de ne plus en acheter, puis en parlera peut-être à sa famille en leur demandant de respecter son choix. Elle l'expliquera et certains de ses proches tenteront de se renseigner ; ils tomberont sur des articles en parlant. De fil en aiguille à partir d'un simple fait apparemment anecdotique, des dizaines de gens se renseigneront. Certains, bien sûr, ne feront rien de cette nouvelle information mais il n'en demeurera pas moins que la femme a l'origine de cette "chaîne" a bien milité ; elle a bien combattu contre quelque chose qui lui déplaisait.
Et que fait-on sur Internet ? On voit très régulièrement des hashtags sur twitter pour témoigner de situations vécues ; des femmes violées témoignent, des femmes harcelées, des femmes de couleur témoignent de ce qu'est être une femme de couleur dans un pays majoritairement blanc par exemple. Pourquoi est-ce également du militantisme ? Déjà parce qu'il y a un partage d'expérience entre concerné-es ; ce n'est pas tant l'expérience qui compte que de la confronter à d'autres personnes. Beaucoup de gens qui vivent une discrimination ont très souvent l'impression que c'est de leur faute, qu'il n'y a rien de systémique là dedans. s'ils peuvent constater que de nombreuses autres personnes ont vécu la même chose, alors ils "prennent conscience de leur classe" car leur expérience individuelle devient collective. Les non concerné-es eux, peuvent s'informer sur des situations dont ils n'ont pas forcément conscience : encore une fois ils n'en feront peut-être rien. Mais la personne qui a témoigné au départ a elle bien milité puisque par son témoignage elle a lutté contre une situation donnée.
Que fais-je moi à travers ce blog ? Je peux m'adresser à des personnes que je n'aurais jamais l'occasion ou l'opportunité d'approcher par un autre biais. Beaucoup de gens peuvent ainsi venir sur un blog féministe pour s'en moquer et troller par exemple et au final constater qu'ils sont d'accord avec certains points.
Le fait est qu'à partir du moment où vous commencez à constater les inégalités de genre - parfois donc même avant de vous dire féministes, vous militez.
Quand on commence à constater les inégalités entre hommes et femmes, notre comportement s'en ressent forcément. On en parle autour de soi, on en discute, on décide de renoncer à telle ou telle pratique qu'on a identifiée comme sexiste, on invite les autres à ne plus les pratiquer.
Beaucoup de femmes par exemple commencent à changer la façon d'éduquer leurs enfants ; elles cherchent des livres qui ne valorisent pas les représentations genrées ou ne présentent que des héros masculins et blancs. Elles essaient de faire en sorte que leur fille ait confiance en elle par exemple et ne soit pas trop touchée par les injonctions de genre.
Il n'y a pas de petit ou grand militantisme, de militantisme vulgaire ou digne. Et il n'y a certainement pas une façon de militer. Dés le moment où nous constatons les injustices que nous subissons, nous commençons à militer parce que le début de la conscientisation de classe est le début du militantisme. Qu'est ce que cela signifie ? Quand vous constatez que vous êtes victime d'une injustice et que vous comprenez que cette injustice n'est pas due à votre comportement mais émane de préjugés dus à votre genre/race/classe/etc alors c'est ce qu'on appelle la conscience de classe. Et cette conscience là va obligatoirement vous faire évoluer consciemment ou non. Et militer.
Il n'y a pas de petit ou grand féminisme. Militer dans la rue ou avec un pancarte n'a rien de plus grand ou plus digne que la mère de famille qui, jour après jour, s'efforce de décortiquer les pressons genrées subies par ses enfants. Militer dans la rue ou avec un pancarte n'a rien de plus grand ou plus digne que la jeune femme qui continue à exercer une passion malgré les insultes et les dénigrements masculins. Militer dans la rue ou avec un pancarte n'a rien de plus grand ou plus digne que celle qui choisit un métier dit masculin malgré les oppositions familiales. Militer dans la rue ou avec un pancarte n'a rien de plus grand ou plus digne que celle qui choisit de refuser chacune des blagues sexistes entendues au boulot.
Etre féministe c'est être militante. Je connais beaucoup de militantes.
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