Lors de notre première réunion sur la masculinité, nous nous sommes chacun présentés en disant pourquoi nous étions là. J'avais a priori un simple rôle de modératrice mais, lorsque mon tour est venu, l'évidence m'est apparue ; j'étais là à propos du suicide de mon père.
J'évoque assez peu mes expériences personnelles quand je parle de féminisme. Déjà parce que je sais - et je l'ai souvent expérimenté - que c'est matière à trolling. Ensuite je me défie assez de mes émotions. Mais je vais en parler ici car je pense que cela a son importance et permettra de peut-être saisir ce que peut engendrer la constriction virile.
Mon père était né en 1925. je vous en ai déjà parlé, il a été déporté en 1944 à Mauthausen. Je pense, sans certitude, qu'il en est sorti brisé. Pour précision, je ne suis pas en train de dire qu'on pouvait ne pas sortir brisé des camps, je dis simplement que certains ont pu vivre et pour d'autres cela a été beaucoup plus difficile. Le rapport médical à son arrivée à Paris détaille toutes les blessures physiques mais ne parle pas du tout du psychisme. je sais par ma mère que 20 ans après lorsqu'il est retourné à Mauthausen, il a fait des cauchemars qui gagnaient en intensité au fur et à mesure qu'il s'approchait.
A la libération, les déportés, on le sait, n'ont pas été bien accueillis ; personne n'avait envie, au milieu de la liesse générale de voir ces gens, moribonds. Je ne sais si la déportation a été étudiée sous le prisme du genre mais cela mériterait de l'être je pense.
Il était extrêmement difficile dans les années 40, pour un homme d'exprimer qu'il souffrait, et je pense que mon père n'a pas pu exprimer ses traumas et encore moins les soigner.
Tout au long de ma vie, j'ai vu mon père comme l'Homme. Vous voyez Lino Ventura ? Bon ben Lino Ventura. Le mec solide, le roc que rien n'atteint. Le mec qui gagne plein de blé, le mec qui a des maîtresses, le mec (oui super image de l'homme je sais 🙂 ).
En 1992, mon père a eu un AVC ; il a donc du arrêter de travailler brutalement. Pour beaucoup d'hommes, le travail reste une part importante de la construction de la virilité. On en est encore au stade où un homme doit nourrir son foyer et où un homme qui ne travaille pas perd un peu de son statut d'homme. Imaginez donc pour un homme né en 25 ; la retraite, qui plus est pour maladie, est une honte. Imaginez un homme qui reste à la maison pendant que sa femme, ma mère part travailler.
Au fil des années sa santé s'est dégradée et il s'est donc suicidé en 1998.
On sait que les suicides "réussis" concernent majoritairement des hommes. Je ne prétends pas que les raisons du suicide de mon père s'expliquent uniquement par le fait qu'il était un homme ; son trauma passé, sa santé très dégradée qui à plus ou moins long terme l'aurait conduit vers une invalidité, plein de choses jouent evidemment un rôle dans son suicide.
Je prétends en revanche que le fait d'être un homme - et donc de devoir entretenir une certaine image - l'a empêché de demander de l'aide quand il en avait besoin et d'admettre que partir à la retraite ne signifiait pas une fin.
Les victimes de suicide sont à 75% des hommes (les TS sont en revanche plus féminines) ; ne pas étudier le suicide par le prisme du genre me semble donc une absurdité. Le suicide est un acte violent dirigé contre soi-même ; je ne dis pas qu'il est mal en soi, je dis qu'il se questionne.
Il ne s'agit évidemment pas pour moi de tenter une psychanalyse sauvage. Néanmoins je constate qu'il est encore très compliqué pour beaucoup d'hommes et de femmes de voir ce que la virilité, c'est à dire la construction sociale qui fait d'un petit mâle un homme, implique de violences tant envers lui même qu'envers les autres. L'exemple de mon père, certes une expérience sans doute extra-ordinaire, témoigne bien, je pense, de cette violence imposée aux hommes.
Mon témoignage n'a pas grand intérêt en lui même donc je me passerais complètement de vos commentaires :). Il est en revanche beaucoup plus intéressant, je pense, de parler du suicide en tant que violence sexo-spécifique. Vous constateerez que dans cet article, on constate que le suicide concerne à 75% des hommes, on donne bien des raisons comme le chômage mais on n'évoque pas du tout pourquoi le chômage entraîne davantage un acte suicidaire chez un homme que chez une femme, et il me semble donc, que la construction virile pousse clairement les hommes au passage à l'acte suicidaire.
16 réponses sur “Mon père ce héros”
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Pas de souci pour ne pas publier mon commentaire, je voulais juste te signaler Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau, qui parle entre autres du retour des déporté-e-s et du désintérêt total qu'illes ont suscité à l'époque. C'est un grand bouquin d'histoire littéraire sur les figures de bourreaux (passionnantes, voir la réception des Bienveillantes) et de victimes (ennuyeuses, c'est toujours la même histoire) avec une dimension genrée qui est très bien étudiée.
C'est le fond du problème, être un homme n'est une position confortable et privilégiée qu'à partir du moment où on peut et veut jouer le rôle du dominant.
Dans le cas contraire ce n'est qu'un fardeau, pas seulement parce qu'on intériorise l'injonction de virilité, mais parce que la société nous rejette si on la transgresse.
Un homme ne peut être qu'un conquérant ou un minable, et un minable qui n'a toujours pas le droit de demander de l'aide, et encore moins d'en recevoir, 3 fois plus de suicidés chez les hommes oui, 3 fois plus de SDFs et d'alcooliques aussi.
Je trouve la formule de Resh bien trouvée. "Un conquérant ou un minable".
Il y a deux ans, je suis passé en vélo à Mauthausen, et ça m'a donné ensuite envie d'aller dans d'autres endroits liés au nazisme, en Allemagne. Je conseille à tout le monde ce drôle de tourisme, car c'est une histoire qui touche chacun d'entre nous.
Un truc qui est inculqué tôt chez les garçons, c'est la notion d'utilité. Il faut se rendre utile. Ce qui fait d'ailleurs que trop souvent un homme voudra absolument trouver une solution pour une amie qui lui expose un problème (et j'ai été parfois con comme ça) là où ce n'est pas nécessairement ce qui était demandé mais simplement une oreille et de l'empathie dans un premier temps. Le sentiment d'être inutile donne le sentiment d'être "de trop". Se "supprimer" peut devenir une évidence.
L'autre, c'est la réussite sociale comme seule grille de lecture.
Combine les deux.
Si tu rajoutes la culpabilité du "pourquoi moi" chez les survivants de catastrophes ou atrocités, tu as un ingrédient de plus dans l'équation.
J'ai fait ma thèse sur suicide et identité de genre. Ce qui a été très mal vu. Séparer le sexe du genre? "Tu n'y penses pas!" C'est pourtant ce qui est ressorti. La masculinité etait plus en cause que le fait d'être un homme comme determinant des conduites suicidaires chez les 200 patients et patientes qui avait bien voulu participer..ll y a encore bien du chemin avant que ces idées là avancent et soient entendues... Comment, on pourrait se mettre à élever des petits êtres humains?
tu en as un résumé quelque part ? ca serait intéressant!
je dois pouvoir retrouver le pdf, c'est pas très long les thèses de psychiatrie. Vais fouiller dans les survivances de feu mes PC cramés et clés usb volées..;
J'ai pas eu ce sentiment, dans l'enceinte de la maison en tout cas ce sont toujours les filles qui sont poussées à aider plus que les garçons, mais les gars sont poussés à exprimer leurs idées, même les plus idiotes, mais pas pour aider mais pour apprendre à s'affirmer.
Tout ca pose problème si plus tard on ne débat pas pour débattre mais pour prouver qu'on est un vrai mec avec une vraie grande gueule, ou inversement on ne fait pas les tâches ménagères pour aider mais pour prouver qu'on est une vraie femme donc forcément bien plus propre qu'un mec.
Je suis pour ma part spécialiste en sinologie, et il apparaît qu'en Chine, traditionnellement, le suicide (réussi) est un acte féminin, et non masculin. L'une de causes est que l'on favorisait le suicide héroïque, et les femmes, élevées dans la négation d'elles-mêmes quoi qu'il en soit, étaient les premières victimes de cet auto-sacrifice. Egalement, outre mettre fin à une vie misérable, il s'agissait également de faire porter la responsabilité de sa mort aux vivants (on pensait par exemple que les fantômes des suicidés revenaient tourmenter les vivants pour se venger). On est donc là dans le suicide dit "vindicatif".
Ce qui est intéressant, c'est qu'actuellement, les femmes se suicident toujours davantage que les hommes (c'est également le cas en Inde, d'ailleurs). Selon Vandermeersch, la Chine se signale par un taux
anormalement élevé de suicide féminin : 56 % des femmes qui se sont suicidées dans le monde en 1990 étaient chinoises, alors que le pays ne représente “que” 22 % de la population mondiale. En 1998, sur 100.000 personnes, on comptait 14 suicides masculins pour 18 féminins.
Cela étant, la Chine se classe au 7ème rang mondial s'agissant du taux de suicide, donc les hommes se suicident massivement aussi. Vandermeersch explique ce phénomène par un système de croyances qui ôte à la mort toute dimension métaphysique, contrairement aux croyances occidentales.
(J'ai l'article en .pdf si quelqu'un est intéressé).
Le suicide au Japon, qui était traditionnellement un suicide d'honneur, m'apparaît en revanche correspondre au phénomène que l'on rencontre en Occident (en gros : je ne suis pas un homme, je ne mérite pas de vivre).
Ce serait passionnant d'analyser le phénomène du suicide dans différentes cultures, en adoptant une pespective comparatiste et sous les auspices du genre.
"Egalement" une seule fois dans une phrase suffit amplement 😀
Au Québec, plus de femmes que d'hommes tentent de se suicider, mais plus d'hommes que de femmes en meurent parce qu'ils utilisent des moyens plus "efficaces" (tels que des armes à feu) alors que les femmes utilisent d'autres moyens comme des médicaments.
Au plaisir de continuer de vous lire!
Shayalone : Moi aussi je suis très intéréssée par ta thèse (je suis trans' et dans l'entraide trans' depuis 15 ans, donc très souvent en contact avec des suicides tentés ou réussis impliquant des questions de Genre). Valérie peut te donner mon adresse mail.
A part ça, au sujet de l'article : oui, l'injonction à toujours devoir prouver qu'on est un "vrai homme" brise énormément de gens, c'est flagrant.
Valérie va te la faire suivre. Ca parle pas tant du genre dans lequel on se définit/retrouve que des caractéristiques de personnalité associées de manière stéréotypée à un genre, ce qui m'a valu une soutenance assez musclée au passage. C'était intéressant de voir que les filles qui m'entouraient au boulot et qui ont passé le questionnaire utilisé "pour rire" ont obtenu des scores de masculinité/féminité très liés à la quantité de "pouvoir" dans leur poste. Va savoir qui est la poule et qui est l'oeuf après...
Il y a aussi ces vedettes sportives qui se suicident, pour avoir subi une défaite ou, pire, une disqualification (pour dopage, par exemple). Voir ce lien (2e partie de l'article) : http://agora.qc.ca/thematiques/mort/Dossiers/Hockey_suicide_et_construction_sociale_de_la_masculinite
A propos de la retraite (ton père travaillait encore à 67 ans ? avec quel but ?), la fin du travail confronte l'homme à l'inutilité, à son corps et à sa 'diminution', à la vieillesse. C'est "le chêne qu'on abat". Si on appelle tant les hommes à réagir et préparer leur retraite, c'est qu'il doit y avoir un problème général. Qu'en sait-on objectivement ?
Parallèlement (autant en entrant dans la virilité qu'en en sortant), il me semble qu'il y a aussi une tendance suicidaire du garçon à l'adolescence, devant l'injonction d'assumer ce rôle viril, de dominant au sein des dominants. Assumer ou périr ?
Enfin, sur le fait de "demander de l'aide" : c'est s'avouer sa faiblesse, contradictoire avec l'injonction d'assumer, d'être fort, c'est une défaite de plus.
C'est peut-être le 'cauchemar' qu'il faudrait aussi étudier sous le prisme de la virilité ! Ton père à l'idée de revoir Mathausen, un autre des années durant après un licenciement collectif, tel autre retour de Somalie où il fut dominateur (en 'casque bleu' pourtant) ; et il y a peut-être un lien avec un sentiment d'injustice.
chabian ; je ne pense pas qu'il savait faire autre chose que travailler.
Il savait surement faire autre chose que travailler.
Mais peut-être le travail lui permettait-il de se concentrer sur quelque chose d'exaltant, de ne pas faire des cauchemars. De ne pas trop penser à ces fameuses choses que l'on dit "indicibles". Ces choses que nos pères on rapporté des camps. L'un a dit "nous avons vu des choses qu'aucun homme ne devrait voir". Un autre a confié à son fils qu'il " n’avait aucune illusion sur la nature de l'être humain". Un troisième à déclaré "avoir de belles choses à raconter aux jeunes d'aujourd'hui".
Ils ont essayé de vivre, comme ils pouvaient. Ils et elles ont fait des enfants. Ils ont serré les dents qui leur restaient. Et nous on est là.
."REALITE
De n'avoir jusqu'ici rien fait
détruit
bâti
osé
à la manière
du Juif
du Jaune
pour l'évasion organisée en masse
de l'infériorité
C'est en vain que je cherche
le creux d'une épaule
où cacher mon visage
ma honte
de
la
Ré
a
li
té."
Léon Gontran Damas
(Pigments 1937)
Constriction . Pression circulaire qui diminue le diamètre des objets.
(du latin constrictus serré)
Petit Larousse 1956
" Donne-lui tout de même à boire ", dit mon père
Victor Hugo (1802-1885) Après la bataille