Oct 192015
 

Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.

Interview de Lorraine.

Peux-tu te présenter ?

Alors, je m'appelle Lorraine, je suis journaliste et bloggeuse. J'ai 28 ans, je fais pas mal de sports, j'habite en province. Je suis critique livre et série pour un site de culture pop, ça c'est pour le côté blog. Sinon, je suis dans une relation monogame avec un homme depuis 9 ans, mais ne me définit pas sexuellement et sentimentalement comme hétéro. Bi ou queer, j'imagine serait plus ma définition, même si j'avoue ne pas le faire trop en public. Côté sport, j'ai fait du parachutisme pendant 6 ans, là je suis plus en montagne et fais de l'escalade. J'aimerai bien me lancer dans une thèse, en socio et gender studies, et dois économiser un peu pour ça. Ou alors réussir à être pigiste de façon continue et en vivre.

Depuis quand es-tu féministe ; y-a-t-il eu un déclic particulier ou est-ce venu progressivement ?

Le féminisme a toujours été dans ma famille. Mon père surtout, ne me considérait pas comme différente de mon frère, et comme j'étais l'ainé, j'avais le droit de boire à 18 ans, un verre de whisky avec lui en fumant ma cigarette quand lui fumait la pipe. Il m'a offert Ainsi soit-elle, de Benoite Groult. Mais je pense que mon féminisme est issu de ma sexualité. En fait, mon père, en parallèle, quand je posais la question de ma sexualité (à savoir, bi au moins, car j'aimais quand même les garçons), me disait que ça n'existait pas. Mauvaise expérience renouvelée à 18 ans, quand un ami gay dénigre les bis devant moi en me disant : "il y a deux choses à éviter dans le milieu : le Sida et les bis". Puis, à 21 ans, je suis partie dans le cadre d'un échange aux Etats-Unis et ai suivi des cours de "Gender studies" (à savoir : histoire du mouvement LGBT, mon enseignant se nommait Bob Connelly). Et j'y ai découvert Kinsey, le fait que la sexualité est fluide... Découvrant que j'existe, je me lance à fond dans les livres, au centre de ressources LGBT du campus. Bizarrement, c'est en me rendant compte de cette biphobie, ce dénigrement (car je n'arrivais pas à me définir, je refusais d'être attirée par des filles, je n’avais pas le droit car je n’existais pas), cette discrimination, que je suis devenue féministe. Les deux me semblent intimement liés (Bourdieu explique à la fin de la Domination masculine, que plus une société est patriarcale, plus elle est homophobe). Je suis devenue féministe car l'éducation, la parole libre me semblent importants pour permettre aux jeunes, filles comme garçons, de se construire.)

Tu pratiques des sports considérés comme masculins et dangereux ; t'a-t-on déjà fait des remarques à ce sujet ? Comment réagis-tu ?

C'est amusant que tu me dises qu'il s'agisse de sports masculins. Pour tout te dire, c'est la première fois que l'on me le dit. Je sais qu'il y avait moins de filles que de garçons, et c'était dur de se faire sa place car j'avais 16 ans, là où la majorité avait 25-30 ans. J'imagine que dans le milieu, il y a beaucoup de filles qui sautent, enfin, c'est connu, donc on te fait pas de réflexion sur ton sexe. Les trucs les plus sexistes que j'ai vu sont : les hommes qui matent tes fesses quand tu plies ton parachutes, à genoux les coudes au sol (pour aplatir la voile) et les fesses en l'air ; les mecs qui plient ton parachute parce que tu es une fille ; les mecs qui font la différence entre les femmes qui sautent et celles qui sont là, accompagnant leur mari ou présente sans sauter, et assez dénigrées. Le sexisme y existe, avec un gros double standards entre les femmes et les hommes qui couchent (tu vois l'image du surf donné dans Point Break ? La fête, un peu d'herbe, le sexe ? Voilà, c'est à peu près ça). Après, je n'en ai pas trop souffert, étant trop jeune. Quand ça a commencé à chauffer, disons mon avant dernière année, à 19 ans, je suis sortie avec deux copains à deux semaines d'intervalles. Les deux mecs étaient d'accord, je veux dire, cela s'est très bien passé. Mais j'ai compris que le regard des autres étaient un peu empli de jugement. Quand j'ai voulu présenter mon copain (le types avec qui je suis depuis 9 ans), j'ai eu le droit à un (sur le ton de l'humour) : "c'est ton gode sur patte?". Mais je pense que j'aurai été un mec, j'aurai eu le droit à : "c'est ta poupée gonflable?". C'est un milieu assez libéré sexuellement, ce qui n'empêche pas les clichés et stigmates. La mère de mon compagnon était parachutiste aussi, comme lui, et donc, il n'a jamais eu ce présupposé de "masculin".

Le côté dangereux ne m'a pas souvent été jeté au visage non plus. Je suis la "casse-cou" de la famille et quand je me suis fait les ligaments croisés en tentant une descente en longboard il y a trois ans, j'ai plus eu le droit de ma mère à un grand soupir en mode "ben voyons, ça ne m'étonne même pas". Elle est bien plus lourde quand elle me dit que je manque de grâce et que si je continue à être brusque comme ça, je ne trouverai pas de mec (jusqu'à ce que j'en trouve un). C'est elle la moins féministe de la famille, qui a voulu (et veut encore) que je me fasse refaire le nez parce que je serais plus jolie. Mon père et mon frère hurlaient quand elle me disait ça. Bon, je suis peut-être devenue féministe parce que ma mère, au foyer, ne l'était pas.
Mais bref, côté montagne, plus que le danger, je vois ça comme un partenariat d'égal à égal avec mon compagnon de cordée (toujours mon mec la plupart du temps) : sa vie est entre mes mains et l'inverse est vrai aussi. Si je veux progresser, je dois être autonome. Si je ne vais pas bien, ou ne sais pas me gérer, c'est là que le danger arrive. Je dois devenir son égale, pour pouvoir le suivre ou passer la première ("en tête" dans le jargon de l'escalade). Famille de skieurs aussi, et skieurs hors-pistes, je n'ai jamais eu à souffrir d'un stigmate de danger ou de masculin (pour tout te dire, quand j'ai eu 7 ans, j'ai voulu faire du foot et là c'est mon père qui a refusé de me laisser faire ce sport de mecs. Il n’est pas parfait non plus).
Pour la montagne et l'escalade, dans le milieu, tu n'es pas jugée sur ton sexe, mais sur tes capacités, et ça fait une grande différence, quand l'accident est vraiment dangereux. Beaucoup de femmes grimpent "en second", moins "en tête". En tête, c'est quand tu es premier et que tu dois mettre la corde dans des mousquetons, tu tires la corde sous toi en avançant. Si tu tombes, c'est plus compliqué, plus effrayant et tu peux faire de sacrées chutes (à la clé, tu peux te faire vraiment mal, voir te tuer). En second, tu es tiré par la corde, qui est assurée, c'est moins dangereux. Je ne sais pas vraiment pourquoi cette distinction, si ce n'est que le second est en général "moins bon", "moins fort" que le premier. Mais aussi parce que les femmes apprennent souvent avec leurs compagnons, et donc sont moins doués car elles ont commencé après. Et sincèrement en grimpe comme en escalade, il n’y a pas vraiment de différences physiques : des filles vont être plus souples pour passer là, des garçons plus costauds pour se tracter...  Ca demande de l'engagement et peut-être est-ce en ça que c'est moins sexiste. Il y a un certain respect dans le milieu.

Idem pour la montagne. Ok, quand on part longtemps, mon mec prend plus d'affaires que moi sur le dos, et ça m'arrange bien : il est plus costaud. Je crois que souvent, lorsqu'une cordée est mixte, en escalade ou en marche, c'est majoritairement des couples. Il faut pas mal de confiance en l'autre, échanger des moments tout sauf glamour (l'épreuve toilette en pleine nature, pleurer parce qu'on a peur), passer beaucoup de temps ensemble. Il y a peu de mixité dans les cordées quand ce n'est pas un couple. Il existe aussi des cordées d'amis très proche. Sinon, il y a aussi juste des potes qui vont grimper entre eux, et là c'est mixte. Ca dépend juste de la sortie. Quand je parle de cordée, en général, il s'agit d'une personne unique avec qui tu fais des choses "plus dangereuses», plus techniques, où tu sais que tu es à ta limite. C'est généralement une seule personne. Quand il s'agit de faire des choses plus simples, c'est différent, c’est du loisir. C'est compliqué pour ça la montagne, tout dépend de ton niveau et des objectifs de la journée. Plus c'est difficile, plus tu as intérêt à avoir une profonde confiance en la personne/les personnes avec qui tu es. Si le paramètre danger s'en va, ou est plus faible, tu peux t'ouvrir à d'autres. Mais non, seules tes capacités comptent. Après, je t'avoue, quand on part en bande, on est très peu de filles, peut-être deux, trois, et je suis généralement la seule (mais c'est aussi lié au fait que je n'ai pas d'enfant. Des amies ont arrêté quand elles en ont eu. Elles ont commencé à avoir peur, leur compagnon aussi parfois).

C'est peut-être pour ça que j'aime ces sports… Ils ont une petite pointe de dépassement de soi, de nature, de danger. Et on me fout la paix sur mon genre.

Après, c'est très compliqué de savoir si c'est parce que je suis en couple, ou si c'est parce que je suis une grimpeuse. J'ai rarement vu des exemples de sexisme envers des femmes dans ces milieux, ok, il y a des dragueurs lourds dans tous les endroits, mais on ne t'empêchera pas de faire quelque chose si tu dis que tu le sens. Quand je vais grimper seule en salle, qu'on ne me connait pas, personne ne vient m'embêter. On se laisse la place, on est poli, on s'entraide sur certains passages. C'est assez facile.

Par rapport à l'escalade et au parachutisme, il est intéressant aussi de noter qu'historiquement, ce sont des sports où il y avait beaucoup de femmes pionnières! De plus, les équipes nationales ou locales en parachutisme, dans toutes les disciplines, sont des équipes... Mixte! Ça doit faire partie des rares sports dont c'est le cas. Et c'est international.

Est-ce que la biphobie désigne la même chose que  l'homophobie ?

Non, la biphobie n'est pas la même chose. C'est sûr. Je veux dire, si j'étais avec une copine et qu'on se fait insulter, sans que personne ne me connaisse/ne connaisse mon attirance,  c'est de l'homophobie. La biphobie pour moi, c'est tout simplement la négation d'un état et une méfiance totale. Sois je n'existe pas : "c'est quoi être bisexuelle ? Un jour, tu te tapes un garçon, un autre une fille ? Ca ne veut rien dire" ; je dois donc choisir. Soit je suis un danger, véhiculeur d'MST et qui trompera son mec/sa meuf un jour ou l'autre parce qu'un seul sexe ne me suffit pas. On nie aussi un désir, une attirance, car quand je suis un homme, je suis hétéro, quand je suis avec une femme, lesbienne. Comme lors d'une interview, où Anna Paquin, qui vient de se marier est interrogé sur le fait qu'elle se dise bisexuelle alors qu'elle a un mari. Devoir choisir. Être infidèle. Ne pas exister. Une phase. Être pour les plans à trois. La biphobie, c'est un ensemble d'injures et de préjugés liés à une personne qui se dit/est bisexuelle, visible dans tous les milieux.

Quels sujets féministes te touchent davantage ?

J'aime beaucoup déconstruire les stéréotypes que je vois dans la culture populaire (là dernièrement, grosse discussions sur le rôle d'Anne Hathaway dans Interstellar).En sujets féministes, je me bats aussi pour l'égalité professionnelle, qui est loin d'être atteinte dans le milieu du journalisme : l'une des particularités de la presse quotidienne régionale est que, dans la mienne en tout cas, presque 90% des postes de responsabilités (rédaction en chef des locales, rédaction en chef web et édition) est tenue par des hommes (et des blancs). C'est très très difficile d'y faire face. J'essaye d'en blaguer.

Constates-tu du sexisme dans ton travail ? Comment y fais-tu face ?

Le pire que j'ai eu, ça a été cette année, un jour où je n'allais vraiment pas bien (mes deux grands-pères venaient d'avoir un cancer de diagnostiqué à littéralement 12h de différences), j'ai croisé un de mes supérieurs dans les couloirs (qui a plus de 60 ans) et qui m'a caressée la joue en passant à côté de moi. J'ai tellement été sonnée que je n'ai pas bougé et n'ai rien dit. Sinon, il y a les "elle est mignonne la nouvelle"! ou le pire, c'est quand tu interviews quelqu'un, un homme politique par exemple, et là c'est le pompon de paternalisme condescendant : "vous avez bien compris mademoiselle", "une jeune fille comme vous...", ils te caressent le bras, etc. Vu que tu as besoin de leur parler en général, tu souris et tu sers les dents.

Résultat, je me défonce sur le blog pour lequel je suis bénévole et je tacle les séries et les livres lorsqu'ils ont des représentations que je trouve un peu limite. Je me frite régulièrement avec des gens, mais bon, pour le moment, je n'ai perdu mon calme qu'une seule fois (et ai pourri la personne qui a pris pour toutes les précédentes, mea culpa). J'essaye de déconstruire le scénario, le mouvement de la camera, les interprètes, dernièrement ce fut le cas pour Penny Dreadful. Je crois que la culture populaire, les séries/livres/films sont fondamentaux pour ancrés des stéréotypes, et donc des avancées dans l'esprit des personnes, du public et comme j'ai des bases sur le sujet, je les utilise. C'est une façon de faire de la pédagogie, ou de s'énerver quand on en peut plus, en utilisant un médium que tout le monde peut avoir.
Tu es en couple avec un homme depuis 9 ans ; est-il féministe ? Peut-on parler des tâches ménagères ? Arrivez-vous au partage à égalité ?

Alors, oui, il est très féministe. Peut-être est-ce dû au fait qu'il a été élevé principalement par sa mère dans son enfance..."ou par des réflexions propres, je ne sais pas... Entre collègues, quand un déborde ou fait une réflexion peu classe, soit il lui rentre dedans, soit si le contexte n'est pas en sa faveur, il devient très ironique et sarcastique, mais de façon à ce que la personne ne sache pas si il est de son côté ou s'il doit se sentir offensé. L'ayant vu à l'œuvre, c'est assez effrayant. J'ai parlé avec lui du parachutisme et de l'escalade hier soir, c'est lui qui m'a rappelé le fait que de grands pionniers étaient des femmes ("Lynn Hill, tu sais, c'est elle qui a libéré le Nose au Yosemite, c'était mythique"). On réfléchit ensemble à des problématiques qui peuvent sembler futiles, types pourquoi les femmes ne grimpent pas plus en tête (quelles sont leurs freins ?). Idem sur les sexualités, quand je me suis prise la tête avec mon beau-père sur l'homosexualité, ce dernier s'est tourné vers mon copain, en lui disant :" et toi alors, tu feras quoi si ton fils est gay?" "-je lui souhaiterai tout le bonheur du monde").
Pour les tâches ménagères, il en fait généralement plus que moi. Il cuisine, je fais la vaisselle ou on la fait à deux (quand c'est moi qui cuisine, ce qui est plus rare, on inverse les tâches), il est plus maniaque que moi et passe plus souvent l'aspi. J'ai plus de vêtements donc je fais la lessive... Je pense que c'est dû au fait que j'ai été étudiante plus longtemps que lui, et donc travaillais tard le soir. Il faisait les tâches ménagères pour que je n’aie pas à le faire en plus de mes études. Maintenant, il demande à ce que je fasse plus ma part et je râle. On essaye d'être le plus équilibré possible. Je pense que c'est essentiel dans un couple, de se soutenir sur ces points. J'ai besoin d'être soutenue si je veux me présenter à des postes de responsabilité, quand je pars au clash ou ce genre de choses. C'est plus... réconfortant. Idem pour les enfants, on en parle, mais je n'en veux pas, et le congé mat' c'est lui qui en profitera le plus (ce n'est pas mon genre). Ca ne nous empêche pas de nous écharper sur certains points, bien entendu, notamment sur les espaces de non-mixité.

En quoi est-il important de déconstruire les séries, les films dont les représentations sont limites ?

Le problème n'est pas que oui, c'est juste une série. Juste un livre. Juste une histoire. Sauf qu'il s'agit de miroirs de la société, et il existe aussi des stéréotypes qui se produisent dans de nombreux ouvrages. Les livres, les films, les séries sont ce qu’on appelle des technologies de genre. Ils induisent des attentes sur leur public. Pour donner un bon exemple, c'est l'actrice Whoopi Goldberg qui découvre une actrice noire (Nichelle Nichols) jouant dans Star Trek et qui se rend compte qu’on n’attend pas forcement d'un acteur noir qu'il joue uniquement les serviteurs. Ces représentations s'inscrivent dans la mémoire de leur public et induit des attentes dans le rôle des femmes. Ainsi, en littérature SF, on peut parler de cyborg, de monstres outre espace, mais tu auras rarement des jeux sur le genre. Je peux te citer les ouvrages où c'est le cas, mais c'est rare : Ursula Le Guin et La main gauche de la nuit, Ayerdhal et l'Histrion... Et encore, il s'agit d'ouvrages datés et avec les stéréotypes de l'époque (femme douce etc...).
Une série a un créateur, un showrunner, qui va mettre  sa patte, sa vision de la femme/homme/homosexuel dans la série et retranscrire ses convictions dans son spectacle (même sans le faire exprès. C'est pour ça qu'il faut le déconstruire). Mais c'est le cas aussi dans des avancées : ex. Ellen DeGeneres qui fait son coming-out dans la série Ellen, le fait que Queer as folks soit une série réalisée par un homme gay (Russell T. Davies), ce n'est pas anodin. Si Abdelatiff Kechich s'est fait engueuler pour Le Bleu est une couleur chaude, c'est aussi pour ça. Sans une lesbienne sur le plateau, comment veux-tu qu'il ne donne autre chose que sa version hétéronormée du lesbianisme? J'ai aimé le film (pas les scènes de cul) vraiment, mais oui, il s'est fait plaisir. Tu as beau te documenter sur le sujet, comment rendre compte d'une expérience qui t'es totalement étrangère, dans ton scénario et ta direction d'acteur ? Il faut se rendre compte de ses limites, je ne pourrais par exemple jamais rendre compte de l'expérience d'un immigré ou d'une femme noire sans parler avec elles, les impliquer dans un processus créatif. Que l'on le veuille ou non, nous sommes le fruit de structures qui se retranscrivent dans l'art, sous toutes ses formes, dans nos récits narratifs. Il faut donc travailler sur ces structures, les déconstruire pour s'en libérer. A l'inverse, regarde la série Sense8 réalisée par les Wachowski (un frère et une soeur trans donc) : c'est la première fois que j'entends une femme déclarer : "I love gay porn". C'est juste génial ! Exemple inverse : l'absence totale de discussion sur l'avortement dans les séries américaines, sans que cela ne soit un drame.

Si on travaille sur ces stéréotypes, ces structures, on peut alors jouer avec. On est pas obligé de ne pas les suivre, on peut toujours avoir des personnages féminins doux, mais il faut savoir pourquoi on le fait : parce que c'est une femme, ou parce que ça fait partie de son histoire en tant que personnage ? Et existe-t-il une pluralité de représentations, ce qui permet alors que toutes les femmes peuvent s'identifier, ou savoir qu'une femme n'a pas besoin d'être douce.

N'importe qui a accès à des séries. Les jeunes, les ados... les séries et les films ont-ils le devoir de leur montrer toute la palette des possibilités ? Peut-être pas (je pense qu'il faut qu'ils se rendent compte de leurs responsabilités tout de même), mais c'est là qu'entrent journalistes et chercheurs.

En quoi ces représentations peuvent-elles nous influencer nous spectateurs ?

C'est ce qu'on appelle en socio la performativité :  le fait de dire quelque chose et que cela soit vrai. Le meilleur exemple est : "Je vous déclare maintenant mari et femme". Ces mots, prononcés dans un certain contexte, par une personne d'autorité, permet qu'effectivement, les deux personnes soient devenue magiquement mari, et femme. Cela peut prendre en compte la façon de parler, de bouger : le comportement est performatif. L'insulte, l'injure est aussi performative. Prenons "Sale pédé". Je, en tant que gay, vais associer le fait que je suis pédé (propos injurieux et donc honteux) et en plus que je suis sale. Donc qu'aimer les hommes est une chose immorale, impropre. Ces propos deviennent performatifs car répété par un grand nombre de personnes et toléré par la société.

Prenons cette idée de performativité, mélangeons là aux technologies de genre.

La télé, les séries, peuvent devenir performative par la simple représentation réitérée de stéréotypes. Exemple dans les publicités, ce sont les femmes qui lavent le linge. Exemple dans les séries, une femme qui couche avec plusieurs hommes au cours de la série est une garce. Je prends des exemples flagrant, il y en a de plus pernicieux, comme celui de l'usage du viol ou des tentatives de viol sur des personnages féminins pour montrer la cruauté d'un ennemi (ex : Buffy. Lorsque SPOILER Spike tente de la violer, elle se défend à peine, et Spike s'en va, rendu fou par son geste. Le but est de montré que Spike est méchant et a besoin de se rendre compte de cela pour retrouver son âme, et de montrer Buffy faible pour la faire sortir grandie de cette épreuve. Sauf que le viol devient une arme banale (car on le voit dans de nombreuses séries, ce qui a pour objet inverses de montrer tous les hommes comme des violeurs en puissance), et diminue Spike dans un sens : a-t-on besoin d'une tentative de viol sur un personnage féminin pour avoir envie de changer ? Buffy est objectiver dans ce passage, devenant une jeune fille sans défense et au lieu d'être un modèle de force, elle est réduite à son sexe, femme, et donc qui dit femme dit "objet de tentative de viol». FIN DU SPOILER.) Ou l'usage de ce qui est appelé le manpain : un personnage féminin auquel est attaché le héros va mourir pour lui permettre de prendre conscience de quelque chose et donc l'autoriser à être cruel/violent pour autoriser sa vengeance (ex : Abigael et Beverly Katz dans Hannibal).
Les personnages féminins n'existent alors que pour la souffrance causée au héros.
La performativité dans ces cas, c'est que la maison est le domaine de la femme. Elle seule est la responsable du linge /des couches (etc...). Ou en tout cas doit en faire partie (alors qu'une femme peut avoir le droit de ne rien faire à la maison), en être la maitresse de maison. Ce qu'on a vu de multiples fois est intégré, il devient vrai. Dans le second cas, on intègre le fait que la femme est faire valoir d'un homme. Ses soucis, ses tracas, sa personnalité n'est que renforcée en fonction de son lien avec quelqu'un de sexe masculin. Elle n'est pas responsable de sa propre vie.
Donc nous avons ces stéréotypes, répétés encore et encore, par différentes séries, de différents genres (séries historiques, séries fantastiques etc...). Et même si on sait qu'il ne s'agit que d'une série, c'est le manque de variété qui va naturaliser certains comportements, comme celui de la mère (douce), de l'homme qui a le droit de tout pour se venger. Après tout, une série est aussi la reproduction de certains traits de la société, pour permettre une identification à des personnages. Mais en répétant encore et encore les mêmes schémas, on ne permet pas à des personnages appartenant à des minorités de se reconnaître ou alors d'intérioriser certains des stéréotypes (ex : la folle dans Les filles d'a côté, qui donne l'impression alors que si on est gay on doit être efféminé, et si on n'est pas efféminé, alors on n’est pas gay). A l'inverse, présenter un personnage féminin de pouvoir sans stéréotypes (donc qui n'a pas sacrifié sa vie de famille pour cela par exemple) permet à de jeunes filles de se dire que c'est possible, ça existe. L'exemple d'Ellen Ripley dans Alien par exemple, un rôle d'abord écrit pour un homme qui s'adapte très bien à une femme.
Pour donner le parfait exemple (merci Marc Ferro) de à quel point les structures existent sur les produits créatifs, prenons l'exemple d'un salon bourgeois dans un film. Le salon  bourgeois, dans ces moindres détails, n'est que ce que l'on pense dans la majorité être un salon bourgeois. Il est créé pour que quand on le voit, on pense à un salon bourgeois. Là même chose est vraie pour les personnages. On les stéréotypes. Exemple inverse dans Hannibal toujours (série dont le showrunner est aussi gay), on apprend au détour d'un twitt de Bryan Fuller (le showrunner donc), que Jimmy Price est gay. Ce qui n'est jamais montré ou expliqué dans la série. Idem pour Dumbledore dans Harry Potter. Ce qui permet de donner plus de couleurs à une palette, et donc plus de modèles, d'idées pour représenter les gays.
Ces stéréotypes sont si intrusifs, montrent des interactions qui semblent tellement naturelles, que même s'il s'agit de fiction, on peut à la marge finir par reproduire des comportements, que l'on soit enfant ou adulte. C'est l'un des effets de la télévision, positif ou négatif, et c'est aussi un de ses plus : permettre de réfléchir à des situations et se faire des avis sur ce qu’on n’a pas autour de nous. Dans Orange is the new black, une des femmes en prison est trans, et interprétée par une actrice trans, Laverne Cox. Peu de personnes savent ou connaissent des trans. Le fait d'en voir une sur écran, même dans une situation imaginaire, permet d'appréhender ce qu'est, en partie, la transexualité. Il existe donc aussi des effets positifs, pas que pernicieux.

Mais je pense que tout le monde, même des féministes, peuvent être touchés par des stéréotypes dans ces séries. Parce que la société qui les produit ne permet pas encore l'égalité homme-femme, elles ne parviennent pas encore en être exempt. Il ne faut donc rien laisser passer. (Encore un exemple dans Interstellar : SPOILER à la fin du film, l'actrice Anne Hathaway enterre son amoureux... et donc le héros va la rejoindre, car elle l'attend. Or on peut supposer qu'elle n'aurait jamais voulu être avec lui, elle vient d'enterrer quelqu'un qu'elle aimait depuis plus de 10 ans ! Mais parce qu'ils s'entendaient si bien, qu'ils ont partagé des moments forts, on suppose qu'ils doivent finir ensemble, ce qui perpétue le cliché du mec bien. Si on est un mec bien, qu'on s'entend bien avec une fille, qu'on échange des expériences fortes... alors forcément, on va tomber amoureux l'un de l'autre. Et pourtant, le film est pas mal, il y a des personnages féminins intéressants etc... FIN DU SPOILER)

 

Si jamais, pour aller plus loin :

Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires : De Foucault à Cronenberg
Didier Eribon, Réflexions sur la question gay
Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie

 

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