L’idée la plus courante en matière de violences conjugales est que les femmes battues n’ont qu’à partir. Ainsi il n’est pas rare, sur les réseaux sociaux, lorsqu’on apprend qu’une femme a été tuée par un homme qui la battait depuis longtemps, de culpabiliser la victime en se demandant si elle ne devait pas aimer cela, au fond, pour être restée. Dans une affaire où la victime a subi un viol si brutal par son conjoint qu’elle en est décédée, un commentaire sous l’article dit : « Elle avait déjà été soignée pour des blessures mais aucune plainte n’avait été déposée à l’époque : la peur, voire la bêtise, de ces femmes les rend aveugle pour leur plus grand malheur. » Eclaircissons de suite ce point, la violence conjugale ne doit pas être confondue avec des pratiques sadomasochistes qui impliquent le consentement de tous les protagonistes. Et essayons d’analyser les raisons qui font qu’une femme battue ne quitte pas son conjoint.
Je lis ces juristes, réels ou autoproclamés, parler à des féministes, qu’ils jugent, forcément, incapables de comprendre le droit, incapables de comprendre une décision de justice, toutes pleines qu’elles seraient, de ressentiment, de pensées terre à terre, de bile et de colère. C’est ce qui nous caractériserait, leur semble-t-il, cette incapacité à prendre de la hauteur face à une décision de justice qui a, encore, acquitté un violeur.
Il est curieux de croire que la justice se rend, dans notre pays, dans une atmosphère de parfaite impartialité. Il est naïf de penser que Le Grand AvocatTM n’utilise pas des subterfuges discriminatoires, dont il est d’ailleurs souvent conscient, pour défendre son client. Il ne s’agit évidemment pas ici de remettre en cause le droit d’un homme à être défendu mais de s’interroger sur ce qui fait que telle ou telle défense fonctionne, jour après jour.
L’idée que la Justice se rendrait dans une parfaite neutralité est, depuis longtemps, mise à mal. Une étude a démontré que l’indulgence du juge face à l’accusé est influencée par le moment de la journée où se déroule le procès. On sait également que les violences sexuelles en France sont commises à part égale dans toutes les classes sociales ; pourtant ce sont, comme pour la quasi-totalité des autres délits et crimes d’ailleurs, les classes populaires qui sont surreprésentées dans les tribunaux, puis condamnées. Aux Etats-Unis, face à un jury entièrement blanc, un accusé noir aura plus de risques qu’un blanc d’être condamné. Il suffira d’un seul juré noir, pour que la discrimination cesse. On sait que le verdict peut être influencé par le sexe, l’âge, la catégorie socio-professionnelle et l’appartenance ethnique des membres du jury. On a montré que les hommes du jury vont s’identifier davantage à l’auteur du viol et les femmes à la victime. Une victime de violence sexuelle si elle est jugée non crédible, pourra ne pas obtenir justice. Et la crédibilité se joue à peu de choses ; ainsi en Suède une majorité de policiers et de procureurs interrogés pensaient pouvoir juger de la véracité d’une victime sur les émotions qu’elle exprime. Or différentes études cliniques ont montré que les attitudes d’une victime après le viol peuvent être très « incohérentes ». Elle peut rire, plaisanter ou au contraire hurler sans que cela ne dise rien de ce qu’elle a subi. Dans certains postes de police américains, on forme désormais d’ailleurs les policiers à ne plus tenir compte de l’attitude générale de la victime.
Le jury sera influencé négativement si une victime de viol souffre de problèmes mentaux, est toxicomane ou qu’il la juge attirante ; et c'est très préjudiciable pour les victimes car les malades mentales et les personnes toxicomanes sont, plus que le reste de la population, susceptibles d'être sexuellement agressées. Une autre étude suggère également que le jury aurait de préjugés clairs si une victime de viol connaissait déjà son agresseur (ce qui est le cas, rappelons-le, dans la plupart des cas de violences sexuelles).
On sait également que des acteurs et actrices du système judiciaire, sont, en France, soumis à de nombreux préjugés sur les violences sexuelles. Ainsi une étude de Véronique le Goaziou intitulée Les viols dans la chaîne pénale montrait que certains acteurs de la chaîne pénale continuaient à penser qu’un viol digital (un viol fait avec un doigt) n’a pas à être jugé aux assises mais au tribunal correctionnel. C’est remettre en question l’esprit même de la loi sur le viol qui ne qualifie pas ce qui a été utilisé pour violer. Ces acteurs du système judiciaire peuvent estimer pour de multiples raisons que la loi devrait être changée mais il faut en ce cas œuvrer pour, et ne pas la créer des inégalités de fait devant la loi en envoyant au regard de ses convictions personnelles, qui devant les assises, qui devant le tribunal correctionnel. Cette étude est très utile pour démonter une idée reçue couramment entendue ; ce serait les jurés qui feraient n’importe quoi face aux violences sexuelles alors que les autres acteurs de la chaîne pénale, du haut de leurs connaissances et diplômes, seraient exempts de tout reproche. L’étude montre au contraire les très nombreux stéréotypes dont ils souffrent. Audrey Darsonville, professeure de droit, qui a étudié les raisons des classements sans suite des plaints pour viol démontre ainsi que certaines affaires sont classées en raison de la fragilité de la victim et voici ce qu’elle en dit : « À défaut, la vulnérabilité de la victime devient un élément discriminant à son encontre lors de poursuites pénales au lieu d'être un élément de nature à accroître sa protection par les autorités de poursuite. » Il est donc capital de bien percevoir qu’il existe de nombreux stéréotypes sexistes à l’œuvres dans les tribunaux.
En 2014, un rapport fut remis au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, intitulé « Eliminating judicial stereotyping : Equal access to justice for women in gender-based violence cases » (éliminer les stéréotypes judiciaires : un accès égal pour les femmes à la justice face aux crimes sexo-spécifiques). Il s’agissait de démontrer que la justice n’est pas rendue de manière neutre, que celles et ceux qui rendent la justice (juges, avocat, jury etc) peuvent avoir des stéréotypes sexistes qui ne permettront donc pas que la justice soit rendue de manière neutre et objective. Le rapport montrait qu’il y avait plusieurs conséquences à ces stéréotypes sexistes ; par exemple que cela affecte l’impartialité de celles et ceux qui jugent, que cela joue sur leur compréhension des crimes et délits et que cela influence leur vision du criminel. On se souvient par exemple de ce magistrat français qui face à un homme accusé de violences conjugales, avait reproché à la femme de se soustraire à son “devoir conjugal”. On se souvient aussi de ce procès pour viol collectif en Espagne où un des juges avait affirmé qu’il y avait pour lui rapport consenti dans la mesure où la victime ne s’était pas débattue. C’était tout de même assez révélateur qu’un magistrat, chargé de juger un dossier de violences sexuelles, soit à ce point ignorant de ce qui se passe dans un viol. Pour information deux phénomènes ont pu se passer à ce moment là ; soit la victime a souffert de paralysie involontaire (sidération) pendant le viol qui est un phénomène désormais bien connu et documenté, soit elle a jugé que face à plusieurs hommes, il n’y avait rien d’autre à faire que subir pour éviter d’être en plus frappée voire tuée. Dans les deux cas, il n’y avait, évidemment, aucune espèce de consentement.
Dans les siècles précédents, il n’y avait qu’une réelle méthode pour prouver qu’on avait été violée. Etre tuée par son violeur en était une ; on était alors morte mais avec un honneur sauf et visiblement c'était le mieux qui pouvait nous arriver. L’autre était d’être extrêmement sérieusement blessée ce qui prouvait qu'on avait absolument pas voulu ce viol. En effet l'opinion majoritaire pensait qu'une femme en parfaite santé avait les moyens physiques de repousser un violeur. Si l’on n’avait pas physiquement résisté, c’est qu’on était consentant. On a parfois l’impression que cette opinion, fausse je le répète, continue à exister dans l’esprit de bon nombre de français.
On sait également grâce à une enquête menée par l’Ipsos que certains (donc de potentiels jurés, de potentiels magistrats et de potentiels avocats) ont des stéréotypes face aux violences sexuelles. Ainsi par exemple 13% des personnes interrogées pensent qu’un homme ne peut pas être violé et 36% d’entre elles pensent qu’une femme est en partie responsable du viol qu’elle a subi si elle est allée chez un inconnu. Le sondage est très intéressant car il permet de lister tous les préjugés auxquels sont soumis les français en matière de violences sexuelles. Il ne reste plus qu'à (avec un petit peu de volonté politique et beaucoup d'argent) mettre en place les outils pour les combattre ; indice investir massivement dans l'éducation est un excellent moyen.
Nous sommes dans une société qui reste profondément sexiste parce que, depuis au moins un millénaire (je suis généreuse sur cette date, la naissance du sexisme même si elle n’est pas datée est plus ancienne), des stéréotypes extrêmement négatifs sont propagés sur les femmes. Elles seraient fourbes, elles voudraient le malheur des hommes, elles ne cesseraient par leur comportement de causer le malheur de l’humanité. Pensez à tous ces personnages mythologiques (Eve, Pandore pour ne citer que les plus connues) qui fondent l’histoire de l’occident. Il n’est tout de même pas anodin de constater que Eve, un des personnages mythologiques fondateurs du catholicisme, religion dont l’influence n’est plus à démontrer dans ce qu’est la France aujourd’hui, a perdu l’humanité toute entière ! Il serait vain de penser que nous n’avons tous et toutes pas été profondément influencés par cette vision des femmes. Nous sommes imprégnés par ce sexisme toxique qui s’exprime dans les arts, le langage, la politique et tous les domaines de la vie et nous restons pour beaucoup, persuadés qu’une femme est quand même moins droite qu’un homme, est fourbe, ment beaucoup et souvent d’ailleurs pour faire chier les hommes. Cette idée est profondément présente lorsque nous parlons des violences sexuelles faites aux femmes. Les femmes mentent, les femmes veulent faire souffrir les hommes donc… elles mentent sur le viol, c’est tout aussi simple que cela. Donc lorsque Le Grand AvocatTM arrive avec sa défense cousue main, à base de femmes vengeresses et hystériques qui ne cessent de mentir, cela fonctionne et cela fonctionnera encore longtemps. Et il ne s’agit pas encore une fois de lui interdire de le faire mais de montrer pourquoi cela fonctionne et pourquoi on ne peut se satisfaire d’une justice fondée sur des préjugés sexistes.
Pas convaincus ? Prenons un autre exemple. Note, cet exemple n’a pas vocation à dire que l’antisémitisme n’est pas présent en France ou qu’il est mieux combattu que le sexisme ; c’est faux dans un cas comme dans l’autre bien évidemment. Simplement les mécanismes de l’antisémitisme me semblent parfois mieux compris et peuvent donc aider à comprendre, par le parallèle une situation sexiste. Imaginez une société profondément antisémite, société qui n’en a pas pleinement conscience d’ailleurs mais où une bonne partie de la population est tout de même persuadée que les juifs se prennent pour le centre du monde, ont des privilèges et ne cessent de se plaindre, de jouer les victimes et d’inventer de l’antisémitisme (mince on dirait vraiment que je parle de la France). Dans cette société-là, un homme en frappe un autre en proférant des injures antisémites. Personne ne les a vus et c’est parole contre parole, même s’il y a bien quelques personnes pour témoigner que l’accusé avait peut-être établi un climat un petit peu hostile aux juifs. Arrive le procès et l’antisémite est bien sûr défendu. Le Grand AvocatTM va alors fortement malmener la victime. Oh il n’évoquera pas sa judéité, pas du tout. Mais il lui demandera s’il n’en a pas assez de se victimiser, s’il n’a pas l’impression d’avoir donné une impression de supériorité aux autres, s’il ne ment pas. Bref il exploitera, consciemment ou non, tous les préjugés antisémites existants. Et notre antisémite sera acquitté. La justice est-elle rendue ? Devra-t-on se satisfaire du verdict parce que la Justice serait, selon l’expression consacrée, aveugle ? Parce que, par un mystérieux phénomène, celles et ceux qui ont jugé, celles et ceux qui ont défendu, ont tout d’un coup perdu tous leurs préjugés en rentrant au tribunal ? Cela parait absurde ? Et pourtant c’est ce qu’on demande aux féministes jour après jour, à chaque nouvel acquittement de violeur. (Bien évidemment, on pourrait étendre ma réflexion à d’autres minorités politiques, il serait par exemple intéressant de constater les verdicts – si elles ont pu aller jusqu’au procès – des personnes qui ont porté plainte pour contrôle au faciès par exemple).
Et est-ce que la justice est rendue pour les personnes victimes de violences sexuelles quand on sait à quel point notre société est sexiste, et donc celles et ceux qui jugent également ? La première réaction de notre président et de notre premier ministre face à #metoo a été de parler des menteuses potentielles. C’est la première chose qui leur est venue à l’esprit ; en cela, ils sont bien des français totalement moyens qui pensent, comme beaucoup, que les femmes mentent, et spécialement pour embêter les hommes. C’est, ne nous le cachons pas, la première chose qui nous vient à l’esprit quand une femme nous dit avoir été violée.
Elle ment.
Elle veut faire chier un mec.
Ce mec pourrait être moi. Ou mon frère.
Elle exagère.
On sait qu’il y a peu de fausses allégations de viol. Ce n’est pas moi qui l’affirme – comme j’ai pu le lire ça et là – mais de nombreuses études menées dans différents pays. A l’heure actuelle ce qu’on sait des personnes qui ont menti sur des questions de violences sexuelles c’est que ce sont davantage des mineurs, des malades mentales et des personnes souffrant d’addictions. Or ce sont justement aussi ces trois catégories de populations, qui sont, plus que les autres, sujettes aux violences sexuelles. Il y a peu de fausses allégations et pourtant c’est ce qui prédomine tous les débats sur les violences sexuelles, justement à cause du sexisme qui a aidé à fonder l’image d’une femme fourbe et menteuse. Rappelez-vous qu’il y a eu quelques procès pour des gens s’étant auto proclamées victimes de terrorisme ; dieu merci cela n’a pas disqualifié l’ensemble des personnes victimes. On a simplement jugé les menteurs et les escrocs sans faire peser quoi que ce soit sur les victimes.
Et dans ce contexte de suspicion généralisé à l’égard des femmes, la plaidoirie du Grand avocatTM marchera encore longtemps. Mais qu’on ne dise plus aux féministes de « circulez il n’y a rien à voir ». La plaidoirie du Grand Avocat ne fonctionne pas parce qu’il est formidable, sait s’élever au-dessus des masses hystérisées mais parce qu’il a exploité de tous petits stéréotypes sexistes minables qui ont fait tilt chez celles et ceux chargés de juger. A nous de faire en sorte que ce genre de plaidoirie fonctionne de moins en moins en dénonçant inlassablement les stéréotypes sexistes, les stéréotypes en matière de violences sexuelles y compris chez le Grand avocatTM. Mais encore faudrait-il qu’on nous écoute.
Les éditions Citadelles & Mazenod ont eu l’extrême gentillesse de m’envoyer un livre dont j’attendais la parution en trépignant : Ravissement Les représentations d’enlèvement amoureux dans l’art, de l’antiquité à nos jours de l’historien d’art Jérôme Delaplanche.
L’auteur explique « Les représentations d’enlèvement définissent un système entièrement masculin. Ce sont des œuvres d’art créées par des hommes, pour des hommes, et illustrant des récits imaginés par des hommes, pour des hommes. Elles présentent les femmes enlevées de telle sorte que nous sommes associés à la convoitise masculine, nous offrant l’image érotisée et complaisante d’une victime frémissante ».
J’ai longtemps eu la naïveté de croire qu’on plaignait les victimes de violences sexuelles. Pas de plainte au sens de se lamenter sur leur sort en pleurnichant qu’elles ne vont jamais s’en remettre ; mais que les gens étaient aptes à comprendre qu’elles avaient vécu un acte grave (ce qui ne rime pas avec « traumatisant »), d’une injustice absolue et dont le seul et unique responsable était le violeur.
Jusqu’à une date récente, le seul moyen de prouver qu’on avait réellement été victime de violences sexuelles était de mourir en se défendant contre l’agresseur. Il était acquis par beaucoup, des médecins aux philosophes en passant par les écrivains (Lacassagne, Tarde, Rousseau, Cervantes…), qu’une femme seule pouvait résister à un homme seul si elle le voulait bien. L’idée persiste encore aujourd’hui. En Italie, il y a quelques années, un violeur a été acquitté au prétexte qu’on ne pouvait violer une femme en jean. Au Canada en 2014, un juge expliquait qu’il suffisait à la victime de serrer les genoux pour éviter d’être violée. Alors, dans les siècles passés, les blessures faisaient office de preuve mais elles avaient intérêt à être impressionnantes, voire invalidantes. Le mieux était évidemment la mort de la victime qui prouvait de manière indubitable qu’en aucun cas elle n’avait voulu ce fameux viol. La littérature regorge de femmes glorifiées pour s’être défendues jusqu’à la mort et en 1950 la toute jeune Marie Goretti est canonisée après avoir été tuée par l’homme qui voulait la violer et à qui elle résistait. Je me suis toujours demandée ce que la papauté récompensait par cette canonisation ; et si ce n’était pas quand même un peu le fait d’être restée "pure", parce qu’on le sait bien, le viol souille, parait-il. Mieux vaut la mort que la souillure, dit-on.
C’est une idée que je n’ai jamais comprise (même si évidemment je ne juge ici pas un seul instant les victimes qui se sentent salies). La comparaison va faire hurler mais imaginez que vous marchez dans une crotte de chien. Votre chaussure sera souillée parce que dans notre société, un excrément est culturellement considéré comme quelque chose de sale, de puant et qui nous salit si on le touche. Dans le cas du viol c’est beaucoup plus compliqué. Le viol est généralement pratiqué avec un pénis (ou quelque chose en faisant substitut), organe hautement valorisé dans nos sociétés et ne peut donc jamais être considéré comme quelque chose de salissant, qui souille celle ou celui qui le subit. Alors le viol est considéré comme une souillure pour la victime mais sans jamais nommer le pénis comme le responsable de cette souillure. Les victimes s’auto-souilleraient on ne sait pas trop comment mais certainement pas avec le sacrosaint pénis qui les a violés. Profitons-en quand même pour également souligner que c’est quand même formidable cette capacité qu’ont les femmes à se souiller. On baise ("trop") ? On se souille. On est violé ? on se souille. Constatons d’ailleurs que viol ou sexe consenti, cela ne fait pas trop de différence, les femmes sont considérées autant souillées par l’un que par l’autre. On met des vêtements sexy ? On se souille. (et on souille l’ensemble des autres femmes tant qu’on y est par une sorte de capillarité féminine de la souillure). On pose nue ? On se souille. Les hommes (hétérosexuels n’exagérons pas non plus) échappent à tout cela avec une capacité d’autowash qu’aucune femme ne possédera jamais. Un homme peut baiser la terre entière ; son pénis sera considéré aussi frais qu’au premier jour. Il peut avoir violé des dizaines de femmes c’est encore elles qu’on considérera comme souillées sans jamais admettre que donc c’est bien lui la salissure. Les hommes restent propres, nets et frais alors que les femmes, fragiles comme des morceaux de coton, sont salies à la moindre occasion. C'est bien pour cela qu'il faut les préserver, les enfermer dans des boîtes comme les plus vieux mettaient le service d'argenterie offert au mariage dans de l'alu pour éviter qu'il ne noircisse.
J’ai longtemps pensé que nous avions dépassé ce stade, qu’une victime de viol était davantage vue comme une victime que comme une fautive, une coupable, une salissure, une faute. J’ai croisé des victimes de tout âge, tout genre, toute couleur, toute religion, toute condition sociale. Je ne crois pas en avoir rencontré une seule qui n’a pas rencontré une réprobation quelconque à un moment donné. Le fait est que nous en voulons aux victimes de viol qui dérangent nos vies ordonnées. Nous avons fini par à peu près admettre qu’il y a quand même beaucoup de viols. Cela fait désordre parce que logiquement, sauf à considérer que les violeurs possèdent une endurance peu commune, s’il y a beaucoup de violé-es, il y a beaucoup de violeurs. Nous aimons à croire à un monde ordonné. Les choses bonnes arrivent aux gens bons et les mauvaises choses aux mauvaises personnes. Alors on se rassure comme on peut. Une victime de viol a du forcément faire quelque chose pour être violée parce que si ca n’était pas le cas, cela pourrait arriver à tout le monde, moi compris. Qu’est ce que cela serait ce monde où les gens qui se comportent bien ne sont pas récompensés ? Qu’est ce que cela serait ce monde où il arrive des saloperies y compris aux gens qui se tiennent bien ? C’est difficile d’en vouloir aux violeurs parce qu’on les connait peu au fond. On en a une très vague image - une sorte de Francis Heaulme décliné à l’infini – et lorsque le violeur sort de ce cadre (dans environ 99.99% des cas), alors notre monde s’écroule et il faut bien trouver une justification pour conserver un monde qui tourne à peu près rond, à peu près juste où les gens sympas ne vivent que des choses sympas et où seuls les salauds sont punis.
Et on ne pardonne pas aux victimes de détruire l’ordonnance de ce monde. On ne leur pardonne pas de dire, on ne leur pardonne pas de ne pas avoir été violée par un monstre, on ne leur pardonne pas de n’être pas parfaite, on ne leur pardonne pas d’être en vie. Une victime de viol morte en se défendant c’est parfait. Béatification assurée par la vox populi. Si vous étiez une sainte avant, vous serez élevée au rang de Vierge. Si vous étiez une putain (oui il n’y a pas beaucoup d’options pour les femmes je sais bien), vous redeviendrez une sainte. Votre mort vous lavera de vos péchés antérieurs et le monde redeviendra cette flaque lisse où les victimes de viol ne parlent pas.
J’aimerais dire qu’il y a des bons viols. Des viols où la victime ne va pas être rendue coupable de ce qu’elle a vécu. Des viols où on lui offrira du soutien si elle en demande et en tout cas, jamais aucune culpabilisation. Et puis Lydia Gouardo, violée par son père pendant des années dont une partie des voisins disait qu’elle « devait aimer ca ». Et puis Natasha Kampush. Enlevée, torturée, violée, affamée pendant dix ans et dont beaucoup ont dit qu’elle devait aimer ca, elle aussi. C'est fou la capacité qu'ont les gens à penser que les femmes adorent les actes de torture et de barbarie. Et puis Shawn Hornbeck, enlevé et violé pendant des années et dont un présentateur américain vedette (depuis viré pour harcèlement sexuel, la vie n’est-elle pas merveilleuse), a dit qu’il avait quand même une vie plutôt sympa avec son agresseur parce qu’il n’allait pas à l’école. Je prends ces trois exemples qui touchent des enfants parce qu’ils sont extrêmement caractéristiques de notre rapport aux victimes de viol, y compris les plus fragiles. La vision d’un monde où on viole ce qui représente, à nos yeux, l’innocence, est si insupportable que nous cherchons à la salir (on y revient) pour se dire, encore une fois, qu’il doit y avoir quelque chose de logique là dedans. Que ces victimes devaient avoir fait quelque chose pour être violées, sinon ca serait vraiment trop insupportable. Nous en sommes encore au stade où la personne victime de violences sexuelles provoque davantage de colère que le violeur. Sa parole, parce qu’elle défait le merveilleux monde que nous avions construit, reste insupportable. On a beaucoup parlé de la libération de la parole, ce qui est une nouvelle fois faire porter la charge du changement aux victimes. Passons, peut-être à la libération de l’écoute.
Ce qu’il y a d’absolument formidable dans l’extraordinaire retour de bâton que les femmes sont en train de se payer pour avoir osé dire qu’elles étaient victimes de violences coercitives et sexuelles, c’est que tous les hommes qui ont jugé bon de s’exprimer sur le sujet, l’ont fait pour s’inquiéter de ce qu’ils allaient désormais faire de leur queue.
On aurait pu croire, on aurait pu penser que nos petits récits de viols les auraient attristés, peinés, ralentis dans leur verbiage. On aurait pu imaginer qu’eux qui se targuent de nos adorer telles des déesses, qui n’ont de cesse que de nous tenir valises et portes, écouteraient, voire se tairaient. On aurait aimé descendre de leur perchoir, d’où ils ne cessent de pérorer pour nous asséner leurs opinions convenues sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas.
Alors évidemment tous ne le font pas de la même façon. Il y a le réaliste, le sexiste assumé qui sait que sans cette bonne vieille séduction à la française, ce doux commerce des mœurs qui le pousse à culbuter les inférieures, à voler des baisers et à taper des culs non consentants, il en serait encore à hydrater le cal de ses mains. Je crois que c’est encore celui que je hais le moins parce qu’il s’assume au moins. Il assume que la sexualité hétérosexuelle est tellement intrinsèquement empreinte de violences, que, si les choses changent, alors sa liberté sexuelle sera amoindrie. Oui il baisera moins parce qu’il ne pourra plus menacer, imposer, faire céder, être un gros lourd, draguer lourdement. Je reste quand même fascinée par tous ces types qui se prennent pour les fils spirituels de Laclos et Casanova quand leur vocabulaire dépasse à peine celui d’un chien en rut semi bourré. Mais à les entendre, c’est la totalité de l’identité nationale française que nous mettrions à mal en parlant violences sexuelles.
Et puis il y a le féministe. Celui qui se dit que la fin des violences sexuelles n’est pas une fin en soi. Ce qui le comblerait c’est d’ensuite pouvoir continuer à fourrer mais dans l’égalité des sexes tu vois. Il est désarmant. Désarmant d’égoïsme, désarmant de bêtise. On ne sait comment lui expliquer que le féminisme ne va rien lui apporter. On ne sait comment lui dire que l’égalité entre les sexes n’est pas là pour qu’il puisse se rassurer sur le fait qu’à la fin il pourra encore baiser des femmes.
Baiser, baiser, baiser. Ils n’ont tous que ce mot-là à la bouche. Tu leur parles viol, ils te demandent quand on aura fini notre comédie pour enfin revenir aux choses sérieuses : baiser. Tu leur expliques que le féminisme concourt à davantage d’égalité pour les femmes, cela leur semble insuffisant. Comment ? Juste pour les femmes ? Tu les sens très déçus. Ils se cherchent des buts. Peut-être lorsqu’elles seront nos égales, pourra-t-on baiser avec elles, se disent-ils.
Ils n’arrivent pas à concevoir qu’on souhaite que la fin des violences sexuelles soit un but en soi. Il leur est tellement étranger (même s’ils affirment le contraire), il est tellement loin de leurs préoccupations, de leurs intérêts, qu’il faut trouver une cause supérieure, une cause qui rassemble : le coït hétérosexuel.
Si cela ne ressemble pas à de la haine, cela en est fichtrement proche.
Je me souviens avoir cliqué sur ce lien clickbait qui disait « Ces stars qui ont très mal vieilli » avec une photo de Brigitte Bardot. J’avais la vague espoir qu’on évoque par exemple ses propos racistes répétés, même s’il faudra un jour qu’on parle de cette tendance à attribuer à la vieillesse ou à la sénilité des propos racistes, homophobes, transphobes ou sexistes. L’article s’étonnait donc réellement qu’une femme de 83 ans n’ait plus le physique de ses 25 ans. C’était visiblement une offense personnelle, un sale tour qu’elle nous jouait de vieillir comme tout un chacun. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il semble presque plus violent pour certain-es que Bardot ait vieilli qu’elle tienne des propos racistes. A se demander ce qu’il se passerait si elle tenait les mêmes propos avec son physique de 1965.
Beaucoup de femmes, dont je suis, ont observé, poings serrés et cœur au bord des lèvres, tous les témoignages déposés sur les réseaux sociaux par des victimes de violences sexuelles. Ces femmes témoignaient de tous les pays, avaient toutes les couleurs, les origines, tous les âges, toutes ou aucune religion.
C'était difficile.
Difficile parce que chaque témoignage ramenait chaque femme à ce qu'elle a vécu.
C'était difficile de voir des femmes se souvenir.
C'était difficile de voir des femmes, qui habituellement ne veulent pas parler de tout cela, qui habituellement font "comme si", témoigner.
C’était difficile de voir des hommes feindre de s’étonner alors que c’est le 50eme hashtag sur le sujet et qu’on ne peut plus faire en 2017 comme si on ne savait pas.
C’était difficile de voir des hommes louer cette libération de la parole, alors que chaque témoignage me donnait envie de hurler à n’en plus finir.
C’était difficile de voir des hommes m’expliquer que « les choses avancent » au moment où l’on est noyé sous les témoignages de viols et d’agressions. Et il faut se taire parce qu’ils sont gentils ceux-là ; si on les agresse, il ne restera personne.
Difficile parce que j’ai été témoin au début des années 2000 de la première prise de parole collective de victimes de violences sexuelles, sur le forum des Chiennes de garde et que très peu a changé depuis lors : nous avons parlé, on nous a dit qu’on nous écoutait, il ne s’est rien passé.
C’était difficile d’avoir à la fois envie que la parole se libère et qu’elle s’arrête, qu’on se taise toutes, parce que c’est trop, trop de souffrance et surtout trop d’indifférence.
C’était difficile de voir chaque insulte et chaque moquerie adressée à chaque victime parce qu’elles font écho à beaucoup d’histoires personnelles. Comment « se foutre des trolls » quand votre père, votre mère, vos amis, votre mari, la police, la justice ont eu le même discours ?
C’était difficile de voir les injonctions à porter plainte alors qu’on est tant à avoir tenté de le faire et tant à avoir été dissuadées.
C’est difficile de retrouver sous les traits d’un troll de 17 ans ce que vous ont dit votre mère, votre mec ou votre meilleure amie.
C’est difficile de lire les posts d’hommes, même bardés des meilleures intentions. Il aura fallu un tsunami pour qu’ils écoutent au lieu de simplement entendre ? Il aura fallu que des femmes raisonnables s’y mettent - et pas seulement des féministes semi hystériques - pour qu’ils écoutent ? Je ne sais même plus quels mots employer pour décrire la souffrance qui prend, qui tord, qui vrille à comprendre qu’il n’y a pas de vrai espoir, que toutes les femmes y ont droit, y auront droit et que voilà c’est comme ca.
C’est difficile de constater que les violences sexuelles restent « un problème de femmes » alors que 98% des auteurs sont des hommes.
C’est difficile de voir que nos amis, nos collègues, nos pères, nos frères, nos maris et nos amants vivent au fond très bien en sachant qu’on sera toutes agressées sexuellement à des degrés plus ou moins divers au cours de notre vie.
Je suis toujours stupéfaite de lire que nous féministes faisons notre buzz et notre business avec les violences sexuelles alors que cela fait si mal, si mal, c’est une douleur sans fin, une injustice telle qu’elle laisse le souffle court. Chercher les bons mots toujours pour qu’on écoute enfin, qu’on mette les moyens qu’on engage une vraie politique, car oui c’est possible d’arrêter tout cela pour peu qu’on le veuille.
L’état de grâce aura duré deux jours. Deux jours où la voix des femmes victimes de Weinstein arrivait à être plus forte que celle de ceux qui les traitaient de lâches, de menteuses ou de putes.
Et puis les femmes du monde entier s’y sont mises. Cela était relativement acceptable quand c’était un violeur qui était loin, à Hollywood là-bas, où l’on pouvait fantasmer sur des orgies, des vies de débauché et des hommes qui ne sont pas comme nous. C’était inacceptable, intolérable que des Madame tout le monde osent prétendre vivre jour après jour la même chose.
On les a accusées de ne pas donner de nom, on les a accusées de donner des noms, on les a accusées de parler tardivement, on les a accusées de parler sans preuve, on les a accusées de mélanger harcèlement, viol, agression sexuelle et drague lourde, on les a accusées de vouloir faire du buzz, on les a accusées de vouloir se faire remarquer.
C’est hautement curieux cette tendance à bramer qu’on hait le viol par tous les pores de son être et d’insulter toutes les femmes (je n’ai pas lu un témoignage sur twitter qui ne soit pas suivi d’insultes) qui témoignent.
Les hommes qui avaient été accusés de commettre des violences sexuelles ont été comparés aux juifs pendant la seconde guerre mondiale (Zemmour, 17 octobre). Je sais que c’est compliqué à comprendre mais faut-il rappeler que les juifs arrêtés, déportés et assassinés pendant la seconde guerre étaient vierges de tout crime, contrairement aux hommes que nous accusons d’avoir commis des actes délictueux ou criminels ? Pourquoi la parole des femme est-elle systématiquement mise en doute ? Chacun voit bien que le moindre de nos témoignages est moqué, insulté, minimisé. Quel intérêt aurions-nous à mentir en sachant que témoigner va nous valoir plus d’insultes que de soutiens ?
Les affaires Weinstein (à savoir qu’un homme ait pu pendant 30 ans violer, agresser sexuellement et harcèlement au moins trente femmes à ce jour) montrent, comme très souvent dans les affaires de violences sexuelles, que beaucoup d’hommes savaient.
- des journalistes savaient
- des patrons de presse savaient
- Le conseil d’administration de The Weinstein Company savait puisque le contrat de Weinstein est rédigé de telle manière qu’il ne puisse être renvoyé en cas de plainte pour harcèlement sexuel.
- Brad Pitt savait.
- Ben Affleck savait (enfin il sait aussi pour son frère Casey et il sait aussi pour lui-même. Avez-vous noté qu’il a reconnu hier avoir agressé sexuellement (il a parlé de conduite inappropriée) l’actrice Hilarie Burton et qu’une autre accusation d’agression sexuelle le vise ?
- Georges Clooney savait.
- Matt Damon savait
- Russel Crowe savait.
La liste est longue.
On me dit que Cantat a "payé sa dette". Ce sont des termes qui me sont étrangers ; je ne considère pas que la justice est là pour "faire payer les gens". Je considère que chacun-e, en revanche, doit se questionner sur ses actes et leurs symboles.
On me dit qu'il faut dissocier l'homme de l'artiste ; expliquez moi comment vous faites cela. Vous l'applaudissez une fois sur deux ? Vous applaudissez en hurlant "j'admire l'artiste mais pas l'homme" ?
On me dit que cela fait 14 ans.
Le meurtre de Marie Trintignant par Cantat a été un séisme pour la jeune féministe que j'étais.
J'ai découvert, comme tant d'autres, ce que beaucoup de gens pouvaient penser des victimes de violences conjugales.
J'ai découvert que certain-es abruti-es se berçaient de l'illusion du poète déchu qui a tant et mal aimé, pour excuser Cantat.
Les réactions à ce féminicide ont été - comme furent ensuite celles aux "affaires" DSK, Polanski, Baupin, Sapin etc - un parfait révélateur de l'état désastreux de la société française en matière de violences faites aux femmes. Marie Trintignant a été traînée dans la boue de la pire des façons ; ce qui a été dit à l'époque illustre vraiment à quel point nous sommes dans la posture quand il s'agit de violences conjugales. C'était une pute, une salope, une droguée, une hystérique et une alcoolique et il semblait bien à une partie de la population françaises qu'être cela en tout ou partie justifie qu'on vous massacre à mains nues. Nous trouvons toujours des excuses, des bonnes raisons pour que des femmes meurent: une pâte à crêpe pleine de grumeaux, des nuggets trop chers, une femme hystérique, un chanteur à fleur de peau.